L’homme de la planète X (1951) + Le voyageur de l’espace (1960) -Edgar G. Ulmer

L’homme de la planète X (1951) + Le voyageur de l’espace (1960) -Edgar G. Ulmer

mars 28, 2021 4 Par Nicolas Ravain

Résumé(s) :

L’homme de la planète X (The Man from Planet X) : Alors qu’une nouvelle planète se dirige droit vers la Terre, un groupe de quatre personnes s’établit sur une île d’Ecosse pour étudier le phénomène. Mais bientôt, un vaisseau s’écrase non loin de leur base, abritant un bien étrange extraterrestre…
Le voyageur de l’espace (Beyond the Time Barrier) : Un pilote de l’US Air Force voyage dans le temps et se retrouve propulsé en l’an 2024. Les terriens vivent désormais sous terre après qu’une majeure partie de la population a été décimée par des radiations cosmiques…

 

Analyse :

Il est étonnant de se pencher sur la carrière d’Edgar G. Ulmer et de constater qu’il a travaillé avec les plus grands réalisateurs et sur des films parmi les plus importants et les plus beaux des débuts l’Histoire du cinéma : Le cabinet du Docteur Caligari, Metropolis, Les Nibelungen, Les espions, Le dernier des hommes, L’aurore ou encore L’éventail de Lady Windermere, entre autres.

Du moins, c’est ce qu’affirme Ulmer au gré des interviewes, se construisant « une sorte de carrière parallèle à coups de revendications rocambolesque, d’affirmation stupéfiantes, [où l’on] ne parvient plus à démêler le réel de l’affabulation »1, comme l’écrit le regretté Bertrand Tavernier. Il serait aussi, selon ses dires, l’inventeur de la toute première Dolly !

S’il est ardu de s’y retrouver dans la filmographie du cinéaste d’origine tchécoslovaque (il affirme avoir tourné plus de 120 films, alors qu’une cinquantaine est avérés), on ne peut nier qu’Ulmer est un artiste aux multiples talents : réalisateur, dessinateur, peintre, scénariste, acteur, producteur, directeur artistique ou encore décorateur.

En l’espace de trois décennies, il réalise donc une cinquantaine de films, principalement de série B (voire C) complètement fauchés, la plupart tournés en l’espace de six jours (!), mais en réussissant (presque) toujours à en sortir quelque chose de personnel, de beau ou d’innovant. Et c’est d’ailleurs le cas avec les deux films qui nous intéressent ici, réalisés tous les deux avec des budgets dérisoires à dix ans d’écart, et qui fonctionnent presque en miroir.

L’ouverture de L’homme de la planète X, dont le budget avoisine à peine les 40.000$ (!!!), est un parfait exemple du style et de la manière Ulmer. N’ayant pas l’argent pour construire un décor en dur, c’est donc une maquette qui est utilisée, et ça se voit clairement. N’empêche, le plan est tout à fait sublime, avec cette brume qui flotte, ces arbres décrépits et cette tour perdue au milieu de nulle part. Avec trois fois rien, toute l’ambiance est posée, et l’on se croirait presque revenu au temps de l’expressionisme, dans un film de Murnau.

L’atmosphère est d’ailleurs la grande force du film, qui ne brille pas forcément par son scénario ou ses personnages. Pour palier à son manque quasi cruel de moyens, et donc de décors, Ulmer va donc avoir recours à la brume un peu partout dans son film, comme l’explique le comédien principal du film Robert Clarke : « L’épais brouillard que l’on voit dans tout le film non seulement aida à créer une atmosphère, mais servit à camoufler les dimensions exiguës de notre ‘extérieur’. »2 Ainsi, les personnages, déjà isolés sur cette île, évoluent sans cesse dans un épais brouillard qui renforce encore plus leur solitude.

Il est d’ailleurs question de ce brouillard dans le film lui-même :

Le héros : La vue est belle au-dessus de cette colline ?

La fille : Très, lorsqu’on voit quelque chose.

Et, arrivés en haut de ladite colline :

La fille : Le village est par là, mais il y a trop de brouillard. Vous devrez me croire sur parole à propos de la
vue !

Nous sommes donc comme le personnage principal, nous ne verrons jamais tout à fait les lieux, et nous devons nous en remettre complètement au film et « le croire sur parole ». Cette brume qui nous empêche sans cesse de voir fait d’autant plus travailler notre imagination.

Puissance du hors-champ.

Ulmer utilise des procédés assez similaires sur Le voyageur de l’espace, dont le budget de 125.000$ paraît certes astronomique à côté de celui de L’homme de la planète X mais reste tout de même très maigrichon pour un film qui a l’ambition de se dérouler dans une société futuriste souterraine ! On retrouve donc ce plan large qui permet de planter un décor, mais Ulmer a cette fois-ci recours non pas à une maquette mais à une toile peinte.

Et là où il y avait une petite tour, quelques arbres et de la brume, on a le droit ici à de gigantesques constructions et des lumières aveuglantes. Le plan en lui-même est assez beau également, mais paraît cette fois-ci plus « gratuit », car nous ne retrouverons jamais dans la suite du film l’ambiance et le design évoqués par cette peinture.

Les quelques minutes qui précédent, où l’on voit le héros atterrir sur la base militaire tombée à l’abandon, est en revanche très réussie. Là encore, il ne faut pas grand chose à Ulmer pour rendre crédible la décrépitude des lieux, au détour de quelques plans simples mais très efficaces.

Ici, pas de brouillard.

Au contraire, l’horizon s’offre à notre regard, mais il n’y a justement rien à voir. Tout est plat, à perte de vue. Le ciel est clair, mais vide. Si, dans le premier film, c’est l’omniprésence de la brume, donc l’impossibilité d’avoir une profondeur de champ, qui rendait l’ambiance inquiétante, ici c’est à l’inverse de la profondeur de champ que naît le malaise.

Et Michael Henry Wilson de remarquer qu’Ulmer « suggère la fin de notre civilisation en un seul plan, foudroyant, celui d’un piano désarticulé »3, cadré en légère contre-plongée et penché, pour dire que le sort de l’humanité a basculé.

Ensuite, pour donner corps à la cité souterraine futuriste avec peu de moyens et qui ne soit pas seulement des intérieurs lambda, Ulmer s’appuie sur le motif du triangle. « Poussant le principe un peu plus loin, Ulmer et son décorateur rendent tout triangulaire »4, des plafonds aux murs, en passant par les portes et les tables.

Si cela n’a pas forcément de véritable sens par rapport à la société souterraine décrite dans le film, ce motif récurrent permet un décalage par rapport au monde « réel », de bâtir un monde qui semble être tout à fait autre. Et ce motif de contaminer le film lui-même : plusieurs enchainements de séquences se font par fondus triangulaires (!), et le générique de début défile avec un effet de perspective.

 

Encore une fois, suggérer un tout, un ensemble, avec un minimum d’éléments.

Et si l’on se laissait aller à une interprétation sûrement trop poussée, on pourrait remarquer que le schéma narratif du film est justement basé sur la figure du triangle :

 

A l’inverse, L’homme de la planète X est plutôt dominé par des motifs tout en rondeur, que ce soit les télescopes, la tour de briques, le vaisseau qui ressemble à un énorme œil, l’extra-terrestre lui-même avec son imposant scaphandre et, bien entendu, la planète X elle-même qui donne son titre au film.

Et Shirley Ulmer, épouse du cinéaste, de préciser que « sur The Man From Planet X, comme sur tous ses films, Edgar fut son propre production designer. Il conçut l’astronef, il conçut le décor, tout était de lui, y compris le costume de l’alien. Cet homme était un studio à lui tout seul. »5

Enfin, les deux films fonctionnent également en miroir sur la thématique qui leur est commune, à savoir celle de l’étranger. Dans le premier film, nous adoptons le point de vue de ceux qui sont « envahis » par cet étranger. Il s’agit ici de tenter d’entrer en communication avec l’Autre, d’essayer de comprendre cet être différent qui nous fait aussi peur qu’il nous intrigue. Comme l’explique Jacques Lourcelles, « la révolution du regard opéré par Ulmer […] entraîna un renversement complet des perspectives puisque, pour la première fois dans un récit de SF, c’était le soi-disant monstre qui devenait le personnage pathétique de l’histoire et notre monde à nous qui, du même coup, apparaissait comme monstrueux et infernal. »6

A l’inverse, dans Le voyageur de l’espace, nous sommes cette fois-ci du point de vue l’étranger, nous entrons avec lui dans un monde qui n’est pas (plus) le nôtre, dont les règles nous sont inconnues et qu’il va falloir apprivoiser.

Dans les deux cas, les étrangers des deux films ont une apparence relativement similaire, vêtus chacun de leurs combinaisons noires, un casque vissé sur la tête et affublés d’un équipement fait de tuyaux et autres sangles.

Qui est l’humain ? Qui est le monstre ?

Cet Autre, ne serait-ce pas, in fine, tout simplement Ulmer lui-même, immigré installé aux Etats-Unis, et qui a évolué en étranger au sein même de l’industrie hollywoodienne pendant trois décennies ? C’est que l’une des obsessions du cinéaste est, comme le résume très justement Gilles Laprévotte, « la difficulté d’être soi-même, de trouver sa juste place dans un espace familial, social ou psychologique, dans un contexte déterminé ou encore dans une problématique du désir. L’extraterrestre de The Man From Planet X ne peut rester sur sa planète menacée de disparaître comme il ne peut être accepté sur Terre. ».7

Edgar G. Ulmer est à la fois L’homme de la planète X et Le voyageur de l’espace, celui qui vient d’ailleurs et qui a du mal à trouver sa place dans un monde qui ne le comprend pas toujours.

Il est cet Autre qui n’a de cesse de parler de lui, donc, de nous.

 

Conclusion :

Il est possible de faire de grandes et belles choses avec trois fois rien, et Edgar G. Ulmer est la parfaite illustration de cette maxime, comme le résume très bien Peter Bogdanovich qui a consacré l’entretien le plus long qui existe à ce jour avec ce cinéaste passionnant : « Or personne n’a jamais fait d’aussi bons films en aussi peu de temps, ou avec aussi peu d’argent qu’Edgar Ulmer. Ce qu’il arrivait à faire à partir de rien […] reste un cas d’école pour les réalisateurs […] qui se plaignent des budgets et des plans de travail serrés. […] Qu’il ait réussi à insuffler un style aussi fort et aussi personnel, malgré les pauvres moyens dont il disposait la plupart du temps, voilà qui relève quasiment du miracle. »8

Et ces deux « petits » films de science-fiction que sont L’homme de la planète X et, dans une moindre mesure, Le voyageur de l’espace, en sont assurément, des petits miracles.

 


1 Cinquante ans de cinéma américain – Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon

2 propos repris dans Edgar G. Ulmer – Le bandit démasqué – p.134

3 Edgar G. Ulmer – Le bandit démasqué – p.29

4 Bertrand Tavernier – idem – p.205

5 Extrait d’un entretien filmé par Michael Henry Wilson in Edgar G. Ulmer, Beyond the Boundary – 1996

6 in Edgar G. Ulmer – Le bandit démasqué – p.18

7 in Edgar G. Ulmer – Le bandit démasqué – p.145

8 Les maîtres d’Hollywood – Entretiens avec Peter Bogdanovich – Tome 2 – p.107