Saint Benny le pickpocket (Saint Benny the Dip) – Edgar G. Ulmer – 1951

Saint Benny le pickpocket (Saint Benny the Dip) – Edgar G. Ulmer – 1951

juin 27, 2021 0 Par Nicolas Ravain

Résumé :

Alors qu’ils viennent d’arnaquer et de voler un pauvre type, trois malfrats sont poursuivis par les forces de l’ordre. Ils trouvent refuge dans une église, enfilent des vêtements de prêtres afin de tromper leurs poursuivants et se voient forcés de remettre sur pied un ancien foyer pour pauvre laissé à l’abandon.

 

Contexte :

Nouvelle production fauchée pour Edgar Ulmer, habitué aux micro budgets et aux tournages express, et nouvelle réussite à mettre à l’actif de ce cinéaste aussi étonnant que génial.

Cette fois-ci, Ulmer s’associe avec Harry et Edward Danziger, deux frères plus intéressés par l’argent que par l’art et qui firent tourner un petit studio de 1956 à 1962. Le studio vient de naître lorsqu’Ulmer s’associe avec les Danziger, dont la première production L’ange de la haine (Jigsaw) sort sur les écrans en 1949 et qui a la particularité de se payer une apparition « express » (une marque de fabrique !) de Marlène Dietrich, Henry Fonda, John Garfield ou encore Burgess Meredith !

Le deuxième film que produit la firme, Les dépravés (So Young, So Bad) est signé Bernard Vorhaus mais Ulmer reprend le long-métrage en court de route et le termine. Il faut croire que le travail et l’efficacité du cinéaste touche-à-tout séduit les Danziger qui lui confie donc les rênes de leur troisième projet : Saint Benny the Dip.

affiche jigsaw et so young so bad

Le script est signé John Roeburt, qui fait ses débuts en tant que scénariste sur L’ange de la haine et accouche donc sur le papier d’une comédie policière basée sur l’idée de travestissement, typique d’un film de Billy Wilder. Il signera ensuite le script du film suivant d’Ulmer, Babes in Bagdad en 1952, puis se tournera vers la télévision jusqu’à sa retraite en 1961.

Wilder.

Pas étonnant de retrouver ici le nom de cet autre cinéaste austro-hongrois dont la route a irrémédiablement croisée celle d’Ulmer. C’est en 1929, sur l’étonnant film muet Les hommes le dimanche (Menschen am Sonntag). A propos, Ulmer raconte : « [J’en étais] coréalisateur et producteur. Robert Siodmak en était l’autre réalisateur, Fred Zinnemann l’assistant-opérateur, Eugen Schüfftan le chef opérateur et Billy Wilder écrivait le scénario sur des bouts de papier brouillon au Romanische Café. Son premier scénario. Plutôt une réussite. »1

Côté casting, c’est à Dick Haymes que revient la charge d’incarner à l’écran ledit Benny. Le beau gosse du trio, le tchatcheur, le leader. Benny « the Dip », le pickpocket, celui qui « trempe » dans quelque chose de louche. Haymes, lui, trempe dans le cinéma depuis la fin des années 30, sa filmographie est assez obscure mais, en plus d’avoir été marié à Rita Hayworth pendant deux ans, il jouit d’un grand succès en tant que chanteur dans les années 40 et 50 aux Etats-Unis. Pour surfer sur ce succès, les Danziger n’oublient pas d’intégrer une séquence chantée dans le film, bien utile pour la publicité.

les frères danzigers et Dick Haymes

Pour incarner Monk Williams, c’est l’acteur Lionel Stander qui est choisi, lui dont le physique rond et franchouillard sied parfaitement au plus lâche mais aussi le plus touchant des trois compères. Stander débute sa carrière à la Columbia chez Capra (L’extravagant Mr Deeds) et Wellman (A Star is Born).

Membre fondateur de la Screen Actors Guilde, dont la voix particulière, profonde et rauque, le fait jouer à la radio, Stander voit sa carrière réduite à néant par la chasse aux sorcières de McCarthy juste après Saint Benny le Pickpocket, lui qui était ouvertement militant communiste. Il reviendra sur les écrans dans les années 60, notamment dans le Cul-de-sac de Polanski, Il était une fois dans l’Ouest de Leone, New-York, New-York de Scorsese ou encore le 1941 de Spielberg.

Lionel Stander

Matthew, le dernier complice, le plus âgé, est incarné par Roland Young, dont la carrière commence dans le muet. On le voit chez DeMille dans Le mari de l’indienne et deux fois devant la caméra de Cukor dans Indiscrétions et La femme aux deux visages. L’acteur, qui incarne ici un homme arrivant au bout du chemin et en quête de rédemption, décédera seulement deux ans plus tard à l’âge de 65 ans.

Roland Young dans Saint benny the dip

Enfin, que serait une comédie policière sans la fille de l’histoire, celle qui fait chavirer le coeur de Saint Benny ? C’est Nina Foch qui est choisie pour incarner Linda Kovacs, cette comédienne ratée, qui a flambé toutes les économies de papa, échoué à son unique audition de danse et éternelle célibataire.

Nina Foch tourne dans plusieurs productions de série B, notamment dans l’excellent Calvaire de Julia Ross de Joseph H. Lewis en 1945, cinéaste qu’elle retrouve en 49 dans Le maitre du gang. On la voit aussi chez Boetticher dans Escape in the Fog, puis dans de plus grosses productions comme Un américain à Paris en 1952, La tour des ambitieux en 1954 ou encore Les Dix Commandements version 1956. Nina Foch poursuit ensuite sa carrière principalement à la télévision pendant plusieurs décennies jusqu’à ce que John McTiernan fasse appel à elle pour Nomads, son premier long-métrage très « série B ».

Nina Foch et l'affiche du film Nomads

Big Apple

Après la campagne anglaise recouverte de brouillard sur laquelle atterri L’homme de la planète X dans son film précédent aux accents très expressionnistes, Ulmer pose ici sa caméra en plein New-York et « opère une fusion miraculeuse entre décors naturels et décors de cinéma »2 comme l’écrit Bill Krohn dans son excellent texte intitulé Le cinéaste nu. C’est que l’une des forces d’Ulmer est d’avoir (presque) toujours su tirer le meilleur parti des décors, ou de l’absence de décors, qui lui était accordés.

Cette fois, on lui accorde un peu de New-York.

Le film commence sur un générique présentant des vues peintes de la Big Apple. Des images quasi bucoliques, lumineuses, idylliques en somme.

générique saint benny le pickpocket

Puis apparaissent les premiers plans du film, eux aussi des vues de New-York, mais à l’opposé : il fait nuit, des lumières dans la ville, des gratte-ciel interminables.Un citoyen ne dit-il pas à un moment, à propos de son immeuble, qu’il est « comme une institution : concret mais sans âme. Ils ont oublié comment planter des arbres. »

Le New-York filmé par Ulmer ne sera donc pas celui d’un fantasme mais d’une réalité plus terre-à-terre, plus pauvre, plus crasseuse. Le New-York des bas-fonds, des laissés pour compte, de ceux qu’on ne veut pas voir d’habitude. Ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on connaît le cinéaste et sa « sympathie [qui] allait toujours aux hors-la-loi, aux fugitifs, à ceux qui sont traqués, qu’elle qu’en soit la raison. »3

new york dans saint benny the dip

Nous faisons rapidement la connaissance de ce trio de petits malfrats alors qu’ils sont en train d’arnaquer et voler un pauvre type lors d’une partie de carte. Mais tout cela est presque joyeux, léger. La séquence est construite comme un numéro de danse, où Monk exécute même quelques pas en jouant avec des sous-vêtements.

Renseigné, un policier débarque. Le trio use alors déjà d’une première ruse en se mettant en scène eux-mêmes les mains en l’air, comme tenus en joue par un policer hors-champ.

Et paf !

C’est là que Benny surgit de derrière la porte et assomme le policier. S’ensuit une course-poursuite qui débute sur les fameux escaliers de secours métalliques typique de New-York, continue dans une rue mal éclairée pour arriver dans une église.

Leur refuge.

Le lieu qui changera à jamais leur destin.

eglise dans Saint Benny the Dip

 

L’habit ne fait pas le moine

Quasiment dix ans avant que Tony Curtis et Jack Lemmon, enfilent des vêtements féminins pour échapper à leurs poursuivants dans le film de Billy Wilder Certains l’aiment chaud, le trio du film d’Ulmer enfilent donc des soutanes de prêtres qu’ils ont volés dans une église.

Ces vêtements vont aussitôt transformer leur identité et, peu à peu, leurs coeurs et leurs âmes. Ils passent en un éclair du statut de pécheurs à celui d’hommes de Bien. Le vieux Matthew n’en revient pas : « Un flic a enlevé son chapeau devant moi ! », lui qui a tellement l’habitude de tendre spontanément ses poignets aux forces de l’ordre pour être menotté.

La séquence du travestissement se termine sur une belle idée de mise en scène et de complicité évidente entre les comédiens. Alors qu’ils doivent tous les trois récupérer leurs chapeaux, ce qui achèvera la transformation totale, chacun se le prend et se le passe sur la tête à la recherche de la bonne taille.

Dick Haymes, Lionel Stander et Roland Young

Shirley Ulmer, femme du cinéaste : « J’aime la réplique, dans The Naked Dawn, où l’on dit du bandit qu’il est comme un prêtre. »4

Ce qui est littéralement le cas ici. D’ailleurs, un véritable prêtre, le Révérend Miles, accompagné de son disciple le jeune Révérend Wilbur, est à la recherche de ces imposteurs en soutanes. Interprétés respectivement par Dick Gordon, un vieux briscard qui a la particularité d’être apparu dans des centaines de films sans presque jamais y être crédité ; et Freddie Bartholomew, acteur-enfant-star depuis les années 30 qui trouve là son dernier rôle.

Dick Gordon et Freddie Batholomew

Ces deux-là ne veulent pas arrêter les malfrats, ni les dénoncer, car le révérend Miles a couvert le vol des soutanes, pour mener à bien une expérience, en quelque sorte.

On dit que l’habit ne fait pas le moine, mais le Révérend veut voir quels effets auront ces habits sur ces « païens », selon le mot du vieux Matthew qui dit à un moment : « On dit que quiconque essaye d’entrer à l’église par la porte de derrière est un païen. » Les deux Révérends, armés de leur seule foi, partent donc à la recherche de trois individus dans une ville peuplée de millions d’habitants.

Après un arrêt sous un pont de New-York à repenser au bon vieux temps et à évoquer des regrets, parfois des remords, le trio termine sa course dans une ancienne mission chrétienne à l’abandon.

Ironie du sort.

Le destin est là, comme souvent chez Ulmer. Au coin d’une rue. En faisant du stop. Ou après un accident de voiture. C’est que « les films d’Ulmer sont des moralités, non tant parce que les héros sont sauvés ou damnées que parce qu’ils transforment leurs convictions en action, leur « verbe », leur « lumière », devient le monde. », comme l’écrit Tag Gallagher dans son texte Edgar Ulmer et ses « miracles ».

Là, pour le coup, les trois compères vont devoir tout faire pour transformer la mission chrétienne, lui redonner vie, et ainsi se transformer eux-mêmes et renaître.

saint benny the dip

Peu à l’aise avec les mots, comme on le voit dans une belle séquence où le vieux Matthew tente de donner la messe avant un repas, sans réussir à s’exprimer clairement, les protagonistes doivent donc passer de la parole aux actions. A ce titre, la séquence du grand chantier de rénovation de la Mission est particulièrement réussie, à nouveau très dansante, frôlant le burlesque avec cette échelle qui tourne dans tous les sens et menace d’assommer tout le monde. Le tout se terminant par ce qui ressemble à un juron dans une langue qui ressemble à du yiddish.

Peu à peu, les trois malfrats ne sont plus seulement des hommes traqués, mais des hommes respectés, à qui on serre la main, à qui l’ont fait confiance, que l’on félicite.

Et c’est là la clé de la transformation de ces hommes qui, en changeant le monde autour d’eux, en le rendant un peu meilleur, y trouvent une place et de la considération. Une meilleure image d’eux-mêmes.

Non, l’habit ne fait pas le moine, et c’est bien sur ses actions qu’un homme sera jugé, et non sur ses paroles.

Amen.

 

Tous des imposteurs

S’il est question de rédemption et d’actions dans le film, il est également question d’amour. Si l’habit de moine de Benny a le pouvoir de faire fuir la police, il a malheureusement le don de refroidir la gente féminine. Lors de sa rencontre avec Linda, Benny semble avoir le coup de foudre pour l’illustratrice célibataire. Il tente de la courtiser, mais son habit est un frein et Linda le met à la porte rapidement.

Effectivement, on comprend plus tard que Linda n’a qu’une envie, celle de se marier et de devenir femme au foyer. Un prêtre ne peut donc pas l’intéresser. Alors Benny n’a d’autre choix que de renfiler ses anciens vêtements, redevenir lui-même pour espérer séduire la jeune femme.
ninoa foch et Dick Haymes dans Saint Benny the dip

Et c’est alors que les rôles s’inversent à nouveau, que les rapports basculent. A son rêve de parfaite petite ménagère comme en attendent la majorité des hommes de l’époque, Benny répond : « Oh non. Ne souhaite pas cela pour toi. Si tu touches un balai, tu vas mourir pour toujours. » Car Benny n’est pas un mauvais bougre, c’est juste qu’il faut que ça bouge avec lui, il faut de l’imprévu, de la folie. Un véritable
anticonformiste, comme l’était Ulmer lui-même.

Et, surtout, un imposteur. Qui en est arrivé là suite à une série de choix malheureux qu’il a fait dans la vie. Destin, quand tu nous tiens !

« Suppose que le type est un imposteur. Est-ce que tu voudrais entendre son histoire quand même ? » demande Benny à Linda lors de sa confession. Ce à quoi elle répond: « Nous sommes tous des imposteurs. »

CQFD.

Mais l’amour, c’est aussi celui de la famille. De retour après une longue absence, Monk va pour sa part tenter de renouer avec sa femme et ses enfants, qu’il a abandonné avant de sombrer dans la pauvreté et la délinquance. Retrouver de petits gestes de rien du tout avec la mère de ses enfants, en remettant correctement un col de chemisier, ou en enlevant la petite cuillère de la tasse de thé.

Et puis sauver ses deux jeunes fils, qui sont en train d’emprunter la même route que lui en chapardant dans les vitrines.

Saint Benny, Saint Matthew et Saint Monk parviendront-ils à se sortir de tous ces mensonges, à (re)trouver l’amour et, par-dessus tout, à se racheter ?

 

Conclusion

Pour finir, ce court portrait tiré des souvenirs du cinéaste américain Peter Bogdanovich à propos de sa rencontre avec Edgar G. Ulmer :

« Ce dont je me rappelle le plus d’Edgar, c’est sa passion réellement intense des films et de leur processus de fabrication. Il exhalait de lui une telle exubérance et une telle joie dans sa façon de raconter les moments les plus effarants, les plus difficiles, les plus dingues, les plus surréalistes d’une production […] que sa passion naturelle pour le cinéma sautait aux yeux. Ulmer était un enfant du théâtre et du cinéma du temps de leur propre enfance, et il n’a jamais perdu son émerveillement face au défi et à la magie de ce médium. »5

 


Film édité en DVD par Versus Entertainement. Si la copie n’est pas très bonne, comme pour de nombreux films d’Ulmer, l’édition a le mérite d’ajouter un deuxième film d’Ulmer en bonus, Mon fils, le héros (1941), qui fonctionne lui aussi sur l’idée de travestissement. Moins réussi que Saint Benny le pickpocket, il mérite toute de même le coup d’œil.


1-Les maîtres d’Hollywood – Entretiens avec Peter Bogdanovich – p.114-115

2-Le bandit démasqué – p.152

3-Idem p.128/129

4-Idem – p.128/129

5-Les maîtres d’Hollywood – Entretiens avec Peter Bogdanovich – p.109