Club Havana – Edgar G. Ulmer – 1945
Résumé :
Un soir, au Club Havana, les histoires de plusieurs personnages s’entrecroisent. Les couples se font, se défont, l’amour et la mort se mêlent au rythme de la musique latine.
Contexte :
Après L’homme de la planète X, Le voyageur de l’espace, L’île des péchés oubliés et Saint Benny le pickpocket, le génial Edgar G. Ulmer est à nouveau à l’honneur sur le site avec ce drame tout aussi fauché que réussi.
Le cinéaste vient de tourner deux films très sombres et angoissants (Barbe-Bleue et Strange Illusion) avec la société de production la plus pauvre d’Hollywood, la Producers Releasing Corporation (PRC), dirigée par Leon Fromkess. A l’origine, Club Havana n’est pas destiné à Ulmer mais à Fred L. Jackson, un illustre inconnu (sa page IMDb ne contenant que deux crédits : Club Havana et The Hole in the Wall, un film datant de 1921). Dans son interview avec Peter Bogdanovich, Ulmer déclare quant à lui que le film devait être mis entre les mains de Russell Rouse et Clarence Greene, un duo de scénariste-réalisateur ayant principalement œuvré dans les années 50 (Mort à l’arrivée, New-York Confidentiel, Caravane vers le soleil).
Comme d’habitude avec le réalisateur, il est difficile de connaître la vérité, mais ce qui est sûr c’est qu’il se retrouve à la tête du projet une semaine avant le début du tournage, sans scénario. Ulmer évoque aussi le chiffre de 8 millions de dollars pour le budget, un tournage d’à peine quatre jours au mois de février 1945 dans un décor unique et la présence du grand Eugen Schüfftan comme directeur de la photographie, non crédité au générique.
Si Bertrand Tavernier parle de « distribution hasardeuse »1, les acteurs choisis pour ce film choral sont tout à fait convaincants dans leurs rôles respectifs, chacun parvenant à faire exister leur personnage en l’espace de quelques séquences.
Citons tout d’abord Tom Neal, resté célèbre pour son rôle de poissard dans le film suivant d’Ulmer Détour, qui incarne ici un médecin ayant rencard avec une jeune femme, Lucy. Celle-ci est interprétée par Dorothy Morris, qui ne fera pas une grande carrière au cinéma mais que l’on a pu voir dans le réjouissant Sept amoureuses de Borzage ou le puissant None Shall Escape d’André de Toth.
Marc Lawrence, abonné aux rôles de bad guy, est impeccable dans le rôle de Joe Reed, truand tout juste relaxé d’une accusation de meurtre par la justice suite à un manque de preuve ; Renie Riano offre une prestation des plus savoureuse dans son rôle de Mrs Cavendish, riche veuve en quête d’un nouveau mari-partenaire qui saura faire fructifier sa fortune ; ou encore Margaret Lindsay, tout à fait touchante dans son personnage de Rosalind, jeune femme fraichement divorcée venue au Club pour retrouver son amant Johnny Norton, qui lui annonce malheureusement qu’il est tombé amoureux de quelqu’un d’autre.
Terminons ce trombinoscope en évoquant Lita Barton, créditée ici sous le nom d’Isabelita (qui est également le nom de son personnage dans le film) et qui interprète avec brio deux chansons : l’intemporel Besame Mucho et, pour la première fois au cinéma, Tico Tico, chanson brésilienne créée en 1917 par Zequinha de Abreu et qui sera reprise par The Andrews Sisters, Charlie Parker, Joao Gilberto, Dalida et même Carlos.
ANALYSE
Plutôt connu pour ses films noirs, inquiétants et désespérés, Ulmer signe avec Club Havana un film tendre et sensible, sans pour autant tomber dans la sensiblerie. Son ambition est de « faire quelque chose de spécial » et de « montrer qu’on pouvait refaire Grand Hotel dans un décor unique. »2 A ce propos, il est écrit dans la chrono-filmographie que consacrent Pierre Guinle, Emanuela Martini et D. John Turner à Edgar G. Ulmer que le cinéaste se voit confier en 1931 « la réalisation des versions française et allemande de Grand Hotel. »3, et ainsi expliquer l’inspiration et la réussite de sa propre version près de 15 ans plus tard.
Si le film d’Edmound Golding, précurseur du film choral, est une grosse production de la MGM qui réunit un parterre de stars et peut se permettre des innovations de mise en scène très poussées, la version PRC qu’en fait Ulmer n’est pas en reste grâce à une réalisation très fluide et toujours en mouvement. La caméra semble glisser d’une table à l’autre, d’un personnage à l’autre, et parvient ainsi à dynamiser une intrigue somme toute assez légère et à casser l’aspect théâtral du projet.
Un exemple parmi tant d’autres :
Paradoxalement, les moments musicaux qui ponctuent le film sont filmés d’une façon assez statique, en plans plutôt larges, et ne sont pas prétexte à des numéros de virtuosité technique. On pourrait même dire que certains ralentissent un peu le rythme de ce film pourtant très court, à peine 1h. En revanche, le cinéaste injecte du mouvement et de la musicalité dans les personnages, leurs regards, leurs dialogues. Il n’est dès lors pas étonnant de savoir qu’Ulmer « était un chef d’orchestre frustré » et qu’il « dirigeait ses acteurs à la baguette »4, comme le déclare sa femme Shirley. Non pas au sens figuré, tel un despote, mais bien au sens propre, comme l’explique la comédienne Helen Beverly, qui a tourné à deux reprises avec le réalisateur : « Il ne posait jamais sa baguette, autant que je me souvienne. […] Il dirigeait les acteurs comme on dirige des musiciens. Le rythme, vous voyez, il vous conduisait, et vous saviez qu’il fallait aller lentement, que l’autre acteur devait attendre sans se précipiter, il vous faisait signe quand c’était à vous de parler. »5
Cette approche paraît ici être tout à fait appropriée à Club Havana, ballet humain dans lequel circulent et virevoltent toute une panoplie de sentiments humains. La réplique de Mme Cavendish dans le film prend alors tout son sens et semble être adressée directement au réalisateur/chef d’orchestre : « Je pense qu’un homme qui comprend la musique, comprend les femmes. »
Les femmes.
Elles sont au centre du film. Elles sont le sujet même du film. En l’espace d’une heure, le film dresse le portrait de six femmes, qu’elles soient naïves, amoureuses, nerveuses, lucides ou suicidaires. Si l’on enlève les numéros musicaux, qui représentent bien 15 minutes de métrage, il ne reste donc guère plus de sept ou huit minutes par personnage, ce qui n’est pas beaucoup, et pourtant le cinéaste parvient à les faire exister.
Il y a d’abord la jeune et jolie Lucy (Dorothy Morris), nerveuse à l’idée de son rencard avec le docteur, et qui a misé toutes ses économies sur sa robe pour en mettre plein la vue : « 59,50$. C’est plus que ce que je peux me permettre, mais c’est peut-être un bon investissement. » Elle est la beauté, la fraîcheur, la naïveté. Les apparences. Lorsqu’elle croise Rosalind, la femme mûre, divorcée, sa réaction est celle d’une petite fille encore pleine d’illusions : « Quel culot ! Elle vient de se débarrasser d’un mari et espère en avoir un autre ! » Le reste de la soirée la mènera dans les coulisses du club, au-delà des apparences, pour lui montrer l’envers du décor de l’amour, du mariage, de la vie tout simplement.
Il y a ensuite Rosalind, assurément le plus beau portrait féminin du film. On devine rapidement que cette femme d’une quarantaine d’années, fraichement divorcée d’une brute ivrogne, a dû en voir de toutes les couleurs et n’est donc plus la Lucy qu’elle devait être vingt ans auparavant. Mais elle n’a pas pour autant abandonné toute idée de bonheur amoureux et se réjouit d’être enfin libre, libre d’épouser un homme qu’elle aime, Norton. Elle marche d’un pas décidé, la tête haute, le visage souriant, prête à se donner une seconde chance. Et puis tout bascule dès qu’elle retrouve son amant qui, lui, n’est pas souriant. C’est qu’il a une mauvaise nouvelle à lui annoncer : durant l’absence de Rosalind, sûrement occupée par sa procédure de divorce, il est tombée amoureux de quelqu’un d’autre. Elle est surprise, même surprise d’être surprise par cette annonce, elle qui sait bien comment est la vie. En allant se remaquiller dans le boudoir, entendant le discours cynique de Mme Cavendish qui s’apprête à se marier pour la troisième fois, elle avale une boîte de somnifères. S’en est trop pour elle. Elle n’est plus innocente, mais se refuse à abandonner toute idée d’amour pur. Sa décision est prise : profiter de sa dernière soirée, de l’homme qu’elle aime, danser et boire du champagne, et puis mourir.
Ensuite, il y a Mme Cavendish, la femme d’âge mûr, veuve, au physique pas forcément avantageux, mais immensément riche. Elle est l’incarnation de la lucidité, du cynisme, du pragmatisme. Mais elle n’en est pas pour autant détestable, elle est le personnage qui semble avoir le plus confiance en elle, la mieux dans ses baskets, la plus drôle. « J’ai enterré trois maris. Le premier était un vieil homme. Il m’a laissé une grande fortune. Après cela, je pouvais m’offrir le luxe de me marier par amour. Cependant, je n’ai plus de penchants romantiques. Aimer ? Je suis bien trop riche pour ça ! Aussi, j’aime le confort d’avoir quelqu’un pour acheter des billets, conduire ma voiture, m’escorter partout où je veux aller. » La veuve Cavendish ne cherche plus l’amour, ni même un mari, ni même un amant, elle cherche un compagnon, qui saura autant jouer avec elle au Rami durant ses nuits d’insomnies que gérer sa fortune (sous sa supervision, bien sûr !).
Voici comment elle parle de l’homme qui l’accompagne au club ce soir et qu’elle projette d’épouser : « Il est un peu stupide, mais on s’entendra bien. Il s’accorde bien avec mes vieux meubles américains. Oui, il s’accorde très bien avec les meubles. »
Il y a aussi Mme Kingston, elle aussi séparée de son époux un an plus tôt, mais visiblement toujours amoureuse de lui, et qui vient passer une soirée au club pour essayer de redonner une chance à son couple. Le discours qu’elle fait à son mari est tout à fait éloquent et résume très bien le personnage : « J’ai acheté plus de vêtements, et de meilleur qualité, depuis la séparation. J’ai plus de temps pour me consacrer aux choses que j’aime. Plus d’invitations à des concerts, des soirées, des weekends. Je vis dans un hôtel. Mon petit déjeuner m’est servi au lit. J’ai des heures à perdre tous les jours dans les salons de beauté, les magasins de vêtements ou les sorties. Je n’ai eu aucun souci depuis notre séparation. Donc tu ne penses pas que je vais retourner à cette vie monotone, n’est-ce pas ? Si je reviens vers toi, Willy, ce sera à mes conditions. »
Conditions.
Supervision.
Encore une femme forte, qui ne veut plus être soumise. Contrairement à Mme Cavendish, l’amour, elle y croit encore, elle le ressent encore, mais plus question d’en être l’esclave.
A noter que nous n’avons pas réussi à identifier l’actrice qui joue Mme Kingston, son nom n’apparaissant ni au générique, ni dans les crédits sur IMDb, ni dans aucun ouvrage à notre disposition. Si quelqu’un a une idée, qu’il se manifeste dans les commentaire.
Dans un rôle plus secondaire, il y a Isabelita, la femme-artiste, amoureuse du pianiste du club. Lorsque ce dernier lui avoue son secret, à savoir qu’il peut faire tomber l’alibi du truand Joe Reed, elle le supplie tout d’abord de garder ça pour lui, de ne pas s’impliquer, de ne pas faire de vagues. Mais elle changera d’avis à la fin, déclarant vouloir accompagner son amoureux au poste de police.
Enfin, il y a Myrtle (Sonia Sorel), l’opératrice téléphonique du Club Havana, amante de Joe Reed. Etant témoin du coup de fil du pianiste à la police concernant son amant, elle tente de le protéger et de faire capoter son arrestation. Mais, rongée par la remord et comprenant que la vie du pianiste est en danger, elle changera elle aussi d’avis, jusqu’à en payer le prix dans un climax aussi court que tendu et violent.
Conclusion :
Encore une fois, avec presque rien, Ulmer parvient à mettre en boîte une petite merveille de film, tantôt léger, tantôt grave, tantôt drôle, tantôt inquiétant, mais toujours sincère.
Si Jacques Lourcelles allait jusqu’à qualifier le film de « parfait » dans son dictionnaire, nous nous contenterons de dire qu’il est une brillante réussite dans la filmographie si surprenante et riche du cinéaste, déplorant d’autant plus la médiocre qualité de la seule copie disponible pour voir ce film, certainement issue d’une VHS. Ne nous reste plus qu’à fantasmer sur une future restauration du film, qui le mériterait amplement, et lui permettrait de briller encore plus.
« J’ai beaucoup aimé travailler là-dessus. J’adorais ce film ! », déclarait le cinéaste à Peter Bogdanovich.
Il n’est pas le seul.
1 Le bandit démasqué – p.209
2 Le bandit démasqué – p.259
3 idem – p.271
4 idem – p.126
5 idem – p.122