L’île des péchés oubliés (1943) + La cité sous la mer (1953)

L’île des péchés oubliés (1943) + La cité sous la mer (1953)

avril 25, 2021 1 Par Nicolas Ravain

Résumé(s) :

Les deux films racontent à peu près la même histoire : deux aventuriers à la recherche d’un trésor englouti dans l’océan. Mais l’appât du gain va bien entendu créer des tensions entre les différents protagonistes.

 

Analyse :

Deux films réalisés à dix ans d’écart, sur un sujet similaire, par deux cinéastes spécialistes de la série B.

D’un côté, L’île des péchés oubliés (Isle of Forgotten Sins), réalisé par Edgar G. Ulmer « pour neuf millions deux, en six jours »1, petite bande fauchée en noir et blanc dont la noirceur du propos est bien rendue par une atmosphère lourde et inquiétante ; et de l’autre La cité sous la mer (City Beneath the Sea) , film « ni très sérieux, ni très fignolé »2 selon les propos de son metteur en scène Budd Boetticher, se déroulant à la Jamaïque sous un soleil écrasant.

Deux visions d’une même thématique, mais traitées différemment. Expressionnisme et fatalité du destin pour Ulmer ; aventure, humour et amour pour Boetticher.

Comme souvent dans sa carrière placée sous le signe de l’extrême pauvreté budgétaire (comme nous l’expliquons plus en détail dans notre article sur L’homme de la planète X et Le voyageur de l’espace), le film d’Ulmer est né de considérations avant tout économiques, comme il l’explique dans son entretien avec Peter Bogdanovich : « C’est un souvenir du temps où j’étais à Bora-Bora avec Murnau, pour tourner Tabou (1931). Puis John Ford a tourné The Hurricane pour Sam Goldwyn. Le département ‘décor’ de la Goldwyn disposait de près de deux cents palmiers miniature. Je savais que je pourrais les convaincre de nous les prêter pour un film. Alors j’ai écrit Isle of Forgotten Sins. »3

ile des péchés oubliés - générique

Le titre du film en lui-même en dit déjà long sur les intentions du réalisateur, qui en appel à la notion de péché, introduisant ainsi une dimension religieuse, ou en tous cas morale, qui est une constante dans l’œuvre du cinéaste. L’appât du gain va permettre à Ulmer de faire ressortir les pires travers de l’être humain dans ce film où, comme l’écrit Jean-Gavril Sluka dans sa critique du film sur le site DVDClassik, « aucun personnage ne s’avère foncièrement sympathique, où tous sont guidés par la vénalité, révèlent une part de corruption. » Pour preuve, cette réplique d’un client au début du film qui déclare à son compagnon de beuverie : « Ne soyez pas aigri ! Les meurtres et le carnage vont bientôt commencer. »

Cela vaut bien sûr pour le personnage de Mike Clancy, interprété par John Carradine, qui fait son apparition dans le film ligoté dans son propre lit par son ami Jack Burke à qui il doit de l’argent. Ses premiers mots sont une salve d’insultes digne du capitaine Haddock, à laquelle son ami répond par un « Je ne te fais pas confiance. » tout en lui faisant les poches.

Mais avant cela, le film débute par le réveil d’un groupe de filles travaillant au sein d’une maison close et s’apprêtant à recevoir la visite d’un groupe de marins. Marge, la patronne, les tire du lit une à une pour les rassembler devant une grande fenêtre et leur donner les instructions. Et déjà, les femmes de se tirer la bourre pour un premier butin en la personne du capitaine Clancy : « Il est à moi ! » – « Non à moi ! » – « Je vais t’écraser ton joli petit nez ! ».

L’arrivée des protagonistes dans le film de Boetticher se fait par un long plan d’une minute en mouvement, qui voit Brad Carlton (Robert Ryan) et Tony Bartlett (Anthony Quinn) débarquer d’un bateau. Eux ne sont pas ligotés, ils sont au contraire en plein mouvement, souriants, se tapant sur l’épaule. Et, à l’inverse du film d’Ulmer, ce sont eux qui sont en position de proie par rapport aux femmes qu’ils n’hésitent pas à reluquer et siffler grossièrement dans la rue (pas très #MeToo tout ça !).

Si Carradine et son coéquipier ont en tête dès le début du film d’Ulmer de voler le butin, Ryan et Quinn sont eux des professionnels, engagés pour faire un job selon un salaire précis. D’ailleurs, Quinn dit dès le début : « On devrait retrouver le rafiot, marquer l’endroit, revenir plus tard et quand personne ne regarde… ». Ce à quoi Ryan répond : « C’est pas un associé qu’il te faut, c’est un avocat. ». Le film de Boetticher, produit par Universal, bénéficiant d’un budget plus conséquent, d’un beau Technicolor et deux acteurs relativement célèbres, ne pouvait donc pas présenter des protagonistes aussi borderline que ceux de L’île des péchés oubliés.

Si Ulmer a profité de palmiers miniatures disponibles et de John Carradine « parce qu’il était libre pendant quelques jours »4 pour tourner son film, voici comment Boetticher raconte la genèse de son long-métrage à Bertrand Tavernier : « C’était une blague. Nous avons écrit le scénario pendant le tournage. […] J’ai lu le script dans mon bureau de l’Universal. […] Al Cohn, le producteur, m’avait dit que j’aurais Robert Ryan et Anthony Quinn, ce qui était une raison suffisante pour que je fasse le film. Tony, mon acteur préféré, ne gagnait pas lourd à cette époque, et on ne lui proposait rien sinon des rôles d’indiens ou de mexicains. De toute façon, avec mes amis Ryan et Quinn, je tenais beaucoup à aimer ce scénario. »5

Il s’agit donc pour le cinéaste de passer un bon moment avec ses deux acteurs et de mettre en boîte un film léger et inoffensif.

cité sous la mer-Robert Ryan et Anthony Quinn

Quoique différents dans leur approche, les deux films possèdent tout de même plusieurs points communs, et notamment au niveau du déroulement de l’intrigue. On retrouve en effet dans les deux longs-métrages une séquence musicale chantée dans un club par une femme, suivie d’une séquence de bagarre dantesque qui voit les protagonistes saccager les lieux, des scènes de plongée sous-marine, et la mise en garde par les populations autochtones de mauvais présages à venir.

Même les deux bagarres sont traitées de la même façon par les personnages : plus qu’un véritable déchainement de violence, il s’agit plutôt pour eux d’un jeu, d’un challenge. On se bat le sourire aux lèvres, devant un public qui nous acclame, pour faire le show.

Nous ne parlerons pas ici de plagiat, même si ces ressemblances sont assez troublantes, car il nous semble que ces séquences sont presque constitutives des films d’aventures de l’époque.

ile de péchés oubliés et cité sous la mer scènes de bagarre

séquences de plongée en scaphandre

Disposant d’un budget plus conséquent, les séquences sous-marines du film de Boetticher sont donc plus nombreuses et plus impressionnantes que celles du film d’Ulmer, même si ce dernier s’en sort plutôt bien avec de simples marionnettes filmées derrière des amorces de plantes aquatiques et une épave miniature de bateau. Les effets spéciaux plus aboutis de La cité sous mer permettent au cinéaste de se rapprocher des personnages immergés au fond de l’océan en utilisant des gros plans, et donc d’immerger plus facilement le spectateur. Ainsi, il explique : « Pour les séquences sous-marines, nous avons photographié Quinn et Ryan au ralenti : ils marchaient sur du caoutchouc, parmi les décors de la ville construite en studio. Puis l’eau et les poissons furent rajoutés en surimpression. »6

Cela donne naissance à une efficace séquence d’accident de plongée, qui voit le personnage d’Anthony Quinn ne plus être capable de respirer, son tuyau d’arrivée d’air étant coincé dans des récifs.

Et quid de la fameuse cité engloutie qui donne son titre au film ? Certes, le budget de La cité sous la mer est plus important, mais ce n’est pas non plus le Pérou, et il faudra donc se contenter des quelques brefs plans qui nous présentent cette ville immergée au fond de l’océan.

Et tout ce beau monde qui plonge au fin fond des abysses dans le but de mettre la main sur un trésor qui les rendra riches. Si les trahisons sont présentes aussi dans le film de Boetticher, elles sont encore plus nombreuses et exacerbées dans L’île des péchés oubliés.

En effet, les deux antihéros d’Ulmer sont donc à la base des voleurs, qui sont en fait eux-mêmes victimes de voleurs : ceux qui les ont mis sur la piste du trésor l’ont fait sciemment, attendant que les deux marins sortent le butin des eaux pour le leur dérober. Et, comme si ce n’était pas déjà assez, s’ajoute à cela le groupe de filles dont chacune réclame sa part du butin.

Ulmer se définissait lui même comme un cinéaste de l’Ancien Testament, et il n’est donc pas étonnant que son film se termine par une sorte de colère divine qui voit une tempête engloutir tout sur son passage : terre, humains et trésor.

Comme dans nombre de ses films, les protagonistes ne sont que de simples marionnettes à la merci du destin. Ainsi, comme dans Détour, Le Bandit ou encore Le voyageur de l’espace, le film repose sur une structure circulaire où il n’y a pas de fuite possible pour les personnages.

Retour à la case départ.

Même joueur joue encore.

Et, nouvelle ressemblance troublante, le film de Boetticher se termine de la même façon, sauf qu’à la place d’une tempête ravageuse, les protagonistes doivent ici se résoudre à abandonner le butin au fond de l’eau en raison d’un tremblement de terre. Plus tard, alors qu’ils s’apprêtent à quitter la Jamaïque et à rentrer chez eux, une nouvelle proposition, plus avantageuse, s’offre à eux, et les voilà quittant femmes et navires à toute vitesse pour aller une nouvelle fois plonger à la recherche du trésor.

Décidément, l’appât du gain reste le plus fort.

A moins que ce ne soit l’appel de l’aventure.

 

Conclusion :

Prenez d’un côté un film de série B totalement fauché, mais dont « la surenchère dans le bâclage et dans le côté ‘bout de ficelle’ aboutit à un onirisme assez proche du surréalisme »7 ; couplez-le à un film simple et efficace, porté par un duo d’acteurs qui s’en donnent à cœur joie ; et vous obtiendrez un double-programme spécial « chasse au trésor » tout à fait savoureux !

 


1 Amis Américain – p.167

2 idem – p.207

3 Les maîtres d’Hollywood – Entretiens avec Peter Bogdanovich – Tome 2 – p.146

4 Amis Américains – p.168

5 idem – p.207-208

6 idem – p.208

7 Luc Moullet – in Le Bandit Démasqué – p.42


L’île des péchés oubliés est édité en DVD par Artus et disponible ici.

La cité sous la mer est malheureusement inédit sur support vidéo en France mais en voici la bande-annonce d’époque :