Scène de la rue (Street Scene) – King Vidor – 1931

Scène de la rue (Street Scene) – King Vidor – 1931

avril 26, 2022 0 Par Nicolas Ravain

Résumé :

Une fin de journée caniculaire à New-York, le perron d’un immeuble d’un quartier populaire devient le lieu de rencontre des habitants. Les femmes se retrouvent pour discuter, bientôt rejointes par leurs époux de retour du travail. Parmi ces femmes, Anna Maurrant, mariée à un
homme brutal, a une liaison avec le livreur de lait. Rose, sa fille, est harcelée par son employeur. Alors que les bavardages et les commérages vont bon train, un drame se prépare…

 

Contexte :

Après avoir tourné quelques-uns des plus beaux films de la fin du muet (La grande parade, La bohème, La foule ou encore Mirages), King Vidor aborde l’arrivée du parlant de façon ambivalente : « J’étais excité, mais très attristé. Je me rendais compte qu’une certaine magie disparaîtrait à jamais de l’écran. Je réalisais aussi que de nouvelles techniques seraient à découvrir, à inventer, à réaliser. […] Il fallait désormais faire face au dragon sonore et le conquérir. »1

Et c’est exactement ce que va faire le cinéaste dans les années à venir, notamment avec son premier film entièrement parlant titré Hallelujah en 1929, l’un des premiers à avoir un casting entièrement afro-américain et dont l’aspect sonore demanda un gros travail de pré-production puis de synchronisation en post-production. D’ordinaire adepte d’une caméra plutôt mobile, la venue du son empêche le cinéaste de réaliser des mouvements de caméra comme il les affectionne : « La caméra américaine venait tout juste d’arriver à un stade de grande mobilité grâce à l’utilisation générale du travelling et du contrepoids, et voilà que soudain elle se figeait à nouveau ; le ronronnement et le grincement ne devant pas être perceptibles dans les microphones. En improvisant de grandes cabines insonorisées, ressemblant à des glacières, pour contenir la caméra et deux ou trois opérateurs filmant à travers la vitre, l’art du cinéma revenait aux premiers temps époques du trépied cloué au sol. » 2

Cette immobilité forcée se retrouvera également dans ses films suivants, d’abord Dulcy (Not so Dumb), adaptation d’une pièce de théâtre filmée comme telle, puis Billy The Kid, western assez statique malgré le gros budget et un tournage en décor naturel. Tout le contraire, comme nous allons le voir, de Scène de la rue, dont le sujet et le cadre ne prêtaient pourtant pas à priori à l’exécution d’amples et longs mouvements de caméra.

Hallelujah et Billy the Kid de King Vidor

A gauche Hallelujah, à droite Billy The Kid

Le film est produit par Samuel Goldwyn, l’un des pionniers de la création d’Hollywood lorsque Cecil B. DeMille installa pour lui ses caméras dans une ferme de la côte Californienne pour tourner The Squaw Man en 1914. Le nom de Goldwyn est présent dans Metro-Goldwyn-Mayer, fondée en 1924 par Marcus Loew, mais le producteur n’en fit jamais partie, sa société Goldwyn Pictures Corporation ayant été rachetée par Loew en même temps que la Metro Pictures Corporation et Louis B. Mayer Pictures. Goldwyn devient alors un producteur indépendant et fonde la Samuel Goldwyn Productions en 1923, qui traversera toute la période classique du cinéma américain jusqu’en 1959 en produisant de grands films et de grands cinéastes. Selon Vidor, Goldwyn « fut le premier producteur à avoir su convaincre les meilleurs écrivains d’écrire des scénarios. […] Il fut le premier donc à amener à Hollywood de grands auteurs tels que H.G. Wells, Sinclair Lewis, Somerset Maugham et George Bernard Shaw. […] J’étais impatient de travailler pour un producteur de cette espèce. L’occasion me vint le jour où M. Goldwyn me demanda si j’aimerais mettre en images l’excellente pièce de théâtre d’Elmer Rice, Street Scene. »3

Le dramaturge américain écrit en 1928 cette pièce qui, après avoir été rejetée par une douzaine de producteurs new-yorkais, est enfin acceptée par William A. Brady qui engage le futur cinéaste George Cukor pour la mettre en scène. Mais Cukor quitte rapidement le projet et Elmer Rice reprend les rênes de la pièce dont la première sera présentée au public au Playhouse Theatre de New-York le 10 janvier 1929. Immense succès public et critique, son auteur Elmer Rice reçoit le prix Pulitzer cette année-là et la pièce affiche plus de six cents représentations à Broadway avant de partir pour une tournée dans tous les Etats-Unis.

Elmer Rice

Elmer Rice (à gauche) et le décor de la pièce originale de Broadway

L’adaptation cinématographique, signée par l’auteur lui-même et pour laquelle Samuel Goldwyn déboursa 157.000$ pour en acquérir les droits, prédit quasiment à l’avance un gros succès au boxoffice. Malgré cela, King Vidor hésite à s’engager sur le projet, craignant que le décor unique de cette portion de trottoir ne lui permette pas de s’exprimer comme il le souhaite avec sa caméra et ne donne naissance qu’à un film statique et monotone. C’est alors qu’une simple mouche lui offre une révélation et débloque sa créativité : « Le lendemain, tout en cherchant une idée qui pourrait libérer la caméra, je m’efforçai d’éviter M. Goldwyn. Quand, tout à coup, je vis un homme qui dormait sur le gazon près de chez moi. Une mouche s’était posée sur son visage. Une pensée me frappa : pour une mouche, le visage d’un homme est d’un intérêt illimité ; pour une mouche, un visage a des collines, des montagnes, des tunnels, des vallées et des plaines. […] Pourquoi ne pas regarder la façade de ce vieux bâtiment comme une mouche regarde le visage d’un homme ? La caméra serait la mouche. Dans Street Scene, nous pourrions ne jamais garder la caméra à la même position. Si le décor ne pouvait changer, la caméra, elle, le pourrait. Vers le haut, vers le bas, en travers, d’en haut, d’en bas, d’une perche, d’une voiture d’enfant jusqu’à reculer suffisamment pour inclure non seulement le trottoir mais aussi toute la rue. Cette élasticité rendrait le film plus digne en définitive du titre d’Elmer Rice que la pièce ne l’avait fait. La rue, le trottoir, la façade du bâtiment seraient l’arène dans laquelle se joueraient tous les drames. Muni de cette idée, j’acceptai avec plaisir la proposition. »4

Reste à engager un directeur de la photographie capable de concrétiser cette approche audacieuse – en l’occurrence George Barnes, dont nous avons déjà parlé dans notre article sur La conquête de Barbara Worth – et trouver tous les interprètes pour incarner les différents personnages de ce riche microcosme qui mélange les jeunes, les adultes, les vieux, les femmes, les hommes, les juifs, les suédois ou encore les italiens.

La tête d’affiche est Sylvia Sidney, qui incarne Rose Maurrant, une jolie jeune femme courtisée d’une part avec ardeur et insistance par son patron marié qui veut faire d’elle sa maîtresse régulière, et d’autre part amoureuse de son voisin Sam Kaplan, un jeune homme du même âge qu’elle mais de confession juive, ce qu’elle n’est pas. Sylvia Sidney est ici au début de sa carrière, elle qui vient de partager l’affiche aux côtés de Gary Cooper dans Les carrefours de la ville de Rouben Mamoulian et de tourner pour Josef von Sternberg dans Une tragédie américaine. On la retrouvera ensuite à l’affiche des trois premiers films américains de Fritz Lang (dont Casier judiciaire, déjà analysé sur le site), puis elle se tournera vers la télévision dans les années 50 pour finir sa carrière devant la caméra de Tim Burton qui la fait jouer dans Beetljuice et Mars Attacks ! Elle est ici absolument sublime et touchante, « incarnation d’un féminisme aussi sensible que déterminé »5, elle qui déclare à la fin du film : « Je suis jeune, et forte et capable de me prendre en charge moi-même. »

Sylvia Sidney

Sylvia Sidney, à gauche dans Street Scene, à droite dans Beetlejuice

Ledit Sam Kaplan est incarné par William Collier Jr, souvent crédité sous le nom de Buster Collier, qui débute sa carrière au muet et a déjà tourné pour King Vidor dans Wine of Youth en 1924. Il est également à l’affiche d’un des premiers films américains de Michael Curtiz The Desired Woman en 1927 et joue, la même année que Scene de la rue, dans le célèbre film de gangster Le petit César de Mervyn LeRoy. Collier arrête sa carrière d’acteur en 1935 pour se consacrer à la production.

William "Buster" Collier Jr

C’est l’actrice Estelle Taylor qui se glisse dans la peau d’Anna Maurrant, femme au foyer délaissée par son mari bourru et qui trouve du réconfort dans les bras du laitier du quartier, alimentant les ragots et les jugements des voisins. Elle aussi débute sa carrière à l’ère du muet, on peut ainsi la voir dans la première version des 10 commandements de Cecil B. DeMille en 1923 ou dans le Mirages de King Vidor dans lequel elle joue son propre rôle. Elle met un terme à sa carrière dans les années 30 avant de revenir une ultime fois sur les écrans de cinéma dans L’homme du sud de Jean Renoir en 1945.

Elle livre dans Street Scene une performance tout à fait remarquable, comme il est souligné dans le magazine Screenland à la sortie du film en 1931 : « The surprise is Estelle Taylor. You know her as a beauty, a vivid personality. Here, in a mother role – looking much too young for it, too – she is a figure of dignity and power and considerable pathos. »6

Estelle Taylor

Estelle Taylor dans Street Scene (à gauche) et Les 10 commandements (à droite)

Nous ne passerons pas en revue tout le casting de ce qui ne s’appelait pas encore à l’époque un film-chorale, mais il nous faut tout de même évoquer encore quelques noms que King Vidor cite lui-même dans son autobiographie : « Nous eûmes la chance de pouvoir garder avec nous de nombreux acteurs de la pièce de théâtre, dont notamment deux des meilleurs comédiens que j’aie jamais eu le plaisir de diriger, Beulah Bondi et John Qualen »7, noms auxquels nous rajoutons celui de David Landau.

Ce dernier, à l’apparence dure, inquiétante et à la voix caverneuse, interprète brillamment Frank Maurrant, le mari trompé, suspicieux, et finalement meurtrier. Landau ne connaît le succès en tant qu’acteur que passé ses cinquante ans, mais il tournera plus de trente films entre 1931 et 1934 avant de mourir d’une crise cardiaque en 1935. On peut lui aussi le voir dans Je suis un évadé, ainsi que dans The Purchase Price de William Wellman ou encore Judge Priest de John Ford.

Martin Landau

Nous sommes obligé de nous ranger à l’avis de King Vidor quant à l’actrice Beulah Bondi, qui interprète de façon absolument géniale le rôle de la commère de service, sa gestuelle, sa démarche traînante et son intonation étant d’une vérité tout à fait désarmante. La comédienne reviendra devant la caméra de King Vidor en 1933 dans Le retour de l’étranger, puis on la verra plusieurs fois chez Henry Hathaway (notamment dans La fille du bois maudit à nouveau aux côtés de Sylvia Sidney), chez John Farrow, Anthony Mann, dans La vie est belle de Frank Capra ou encore L’homme du Sud de Renoir où elle retrouve sa partenaire Estelle Taylor.

Beulah Bondi dans Street Scene

Enfin, dans un plus petit rôle, celui du concierge d’origine suédoise, apparaît pour la première fois à l’écran John Qualen, acteur de second, voire troisième rôle, spécialisé dans les personnages « d’étrangers », qui jouera à nouveau pour King Vidor dans Notre pain quotidien et Une romance américaine. Il tourne pour la première fois avec John Ford dans Arrowsmith en 1931 et devient alors un membre de sa troupe de réguliers, apparaissant entre autres dans Les raisins de la colère, La prisonnière du désert et L’homme qui tua Liberty Valance.

John Qualen

Une fois n’est pas coutume, King Vidor peut se permettre de faire des répétitions avec les acteurs dans le décor déjà prêt durant une semaine, avant d’attaquer le tournage au mois de juillet dans les studios de la United Artists.

 

Analyse :

Le film s’ouvre sur un plan large de New-York et sa skyline faite de gratte-ciels immenses, accompagné par un morceau de jazz symphonique inspiré par la Rhapsody in Blue de George Gershwin composé par le musicien Alfred Newman. Ce thème sera d’ailleurs réutilisé dans d’autres films, notamment La proie (Cry of the City – Robert Siodmak), Le carrefour de la mort (Kiss of Death – Henry Hathaway), Le mur invisible (Gentleman’s Agreement – Elia Kazan) ou encore Comment épouser un millionnaire (How to Marry a Millionnaire – Jean Negulesco) qui s’ouvre lui aussi par une vue de la skyline de New-York. On ne peut s’empêcher de penser également à l’ouverture du Manhattan de Woody Allen, et se dire que le thème composé pour Street Scene par Alfred Newman est devenu par la suite une sorte d’hymne new-yorkais traduisant à merveille une certaine conception de la ville qui ne dort jamais.

Alfred Newman

Puis un long mouvement en panoramique nous fait quitter la carte postale new-yorkaise et vient surplomber la rue d’un quartier populaire. Une rue, parmi tant d’autres. Une série de plan nous fait comprendre qu’il règne ce jour-là une chaleur étouffante : des enfants que l’on arrose avec un tuyau, un gros bloc de glace transporté par un marchand de glaçon, un chien inerte, un cheval qui refuse d’avancer, un ventilateur. En quelques plans sans dialogues, tout le cadre du film est posé. (Il est étonnant de constater que le film de canicule new-yorkaise pourrait presque constituer un genre en soi : Fenêtre sur cour, Une journée en enfer, Do the Right Thing, Un après-midi de chien, Sept ans de réflexion, Summer of Sam). Puis, déjà, un premier plan-séquence tout en mouvement vient nous donner quelques éléments supplémentaires : la nuit vient de tomber alors qu’un lampadaire s’allume, des gens de toutes sortes s’agitent dans tous les sens, des enfants qui chantent une comptine macabre et enfin Emma Jones, la concierge interprétée par Beulah Bondi, qui nous mène sur les lieux où tout va se jouer ensuite.

Certes, Street Scene est l’adaptation d’une pièce de théâtre, mais pourtant il n’y a pas de doutes que nous sommes bien devant un film de cinéma tant cette introduction raconte tellement de choses par le biais de l’image, du son et du rythme.

On ne peut s’empêcher de mettre aussi un plan tout à fait génial, assez osé il faut le dire, mais qui en dit tellement long sur le personnage de Beulah Bondi uniquement par ce petit geste du « tirage de culotte qui rentre dans les fesses ». Ce qui pourrait apparaître comme quelque chose de vulgaire et de mauvais goût est en fait aussi drôle que touchant et nous dit explicitement que cette commère d’Emma Jones se sent tout à fait chez elle dans la rue. Pour elle il n’y a pas de frontière entre son comportement en privé et celui en société.

On fait ensuite la connaissance d’Anna Maurrant, le personnage interprété par Estelle Taylor, qui pose la problématique centrale du film : « I think it’s a shame that people can’t live together in peace and quiet. Instead of making each other miserable. ». Effectivement, tout ce petit monde ne va cesser par la suite de se juger, de s’opposer, de se battre, mais aussi de s’aimer, de s’aider et se soutenir. Lorsque Rose, la fille d’Anna, posera la même question plus tard dans le film, on lui répondra que « tous les philosophes ont été incapables d’y répondre. ». Tout à fait clichée, la seule réponse que semble apporter le film à cette question est « C’est la vie. », réponse ne voulant à la fois rien dire et tout dire.

On comprend dès le début qu’Anna est une femme en recherche de gentillesse, de mots doux, de paix, ce qu’elle n’a visiblement pas avec son mari Frank, cet homme bourru et autoritaire cadré de façon à toujours la dominer visuellement, à l’écraser, la rabaisser.

Cette gentillesse, cette attention, cette douceur, Anna les trouve chez son amant Steve Sankey (Russell Hopton) le laitier du coin, qui a lui aussi une femme et des enfants. Tout le monde semble être au courant dans la rue, et dans le tout le quartier même. La commère Emma Jones se demande même comment Anna peut regarder ce type banal de la même façon qu’elle regarderait Rudy Vallée, ce chanteur américain ancêtre des crooners à la voix suave.

Et Karl Olsen de conclure par un prophétique : « Un jour, son mari le tuera. »

Outre l’intrigue concernant les problèmes de coeur de la famille Maurrant, Street Scene est surtout l’occasion de mettre en scène une « véritable mosaïque ethnique où les ‘Jones’ voisinent avec Irlandais et Italiens, Juifs et Scandinaves »8, communistes et libéraux, progressistes et réactionnaires, croyants et athés. Chacun y va de son avis, de sa conception de l’Amérique dont les journaux ne parlent que de divorces, de scandales et de meurtres, en somme tout ce qui se joue ici dans ce quartier parmi tant d’autres. Car cette façade d’immeuble EST l’Amérique toute entière, véritable melting-pot d’individus différents forcés de cohabiter malgré leurs différences, leurs divergences.

Il n’y a qu’à voir Mr Fiorentino (George Humbert), l’immigré italien, se disputer avec le scandinave Karl Olsen pour savoir qui est le véritable découvreur de l’Amérique : l’italien Christophe Colomb ou le viking Leif Erikson ? Chacun essaye ainsi de s’approprier le pays, de trouver une sorte de légitimité à leur présence.

Pour les « départager », il est dit alors que si Erikson fut véritablement le premier découvreur de l’Amérique, Christophe Colomb fut celui qui ouvrit le continent aux colons. Et Mr Fiorentino de conclure : « Exactement ce que je disais : Colomb, le premier américain. » Car l’Amérique n’est à personne, elle est à tout le monde, elle est le symbole même de l’immigration.

Street Scene King Vidor

Outre la question de l’identité de l’Amérique, les religions sont également au centre du film. La chrétienté en prend pour son grade lors d’une scène qui voit une mère et ses deux enfants, sur le point d’être expulsé de leur logement, rentrer chez eux après avoir été au cinéma. Alice Simpson (Nora Cecil), la propriétaire du logement, bonne américaine respectable, voit cela d’un mauvais œil : « 75 cents is a lot when you are being dispossessed. I suppose it came out of the money we gave you to buy groceries ? Nobody is going to give you any money to spend on moving-picture shows. » La respectable chrétienne ne semble donc pas animée par la charité et l’empathie, comme le lui rappelle Abe Kaplan, le patriarche de confession juive : « You should go home and read in your Bible the life of Christ. » Ce à quoi Emma Jones, celle qui ne peut s’empêcher de donner des leçons sur tout à tout le monde, rétorque par un « Will you listen to who is talking about Christ ? » clairement antisémite. Cet antisémitisme revient d’ailleurs plusieurs fois dans le film, dans lequel le mot « kike », traduisible par « youpin » est employé plusieurs fois.

Street Scene

Cette attaque de la chrétienté, ou du moins de certains fidèles sans cœur, à la limite de la tartufferie, atteint son apogée dans une séquence à la fin du film dans laquelle deux femmes portant un foulard sur la tête, donc à priori plutôt pieuses, viennent faire du tourisme morbide dans le quartier, après que Frank Maurrant ait tiré sur sa femme et son amant : « Regarde, c’est là qu’il a cassé la fenêtre ! Tu imagines ce que les deux ont du ressentir quand il est rentré et les a surpris ? » Puis, au policier qui garde l’appartement en attendant que Frank soit arrêté : « Vous nous laisseriez monter et jeter un coup d’œil ? »

Après tout, la Bible n’est-elle pas un des livres les plus violents qui soit, pleine d’histoires d’adultères et de meurtres, à l’image des journaux du pays ?

images tirées du film Street Scene de King Vidor

Ironiquement, le personnage le plus antipathique du film, sexiste, violent, agressant sexuellement Rose Maurrant et ouvertement raciste, est Vincent Jones (Matt McHugh, qui faisait lui aussi partie du casting de la pièce originale à Broadway), le fils de la commère qui n’a pourtant de cesse de juger tout le monde. Avant qu’il apparaisse, son père en fait pourtant un portrait flatteur : « My boy Vincent was the same way [sauvage]. And look at him today, driving his own taxi and making a good living. »

Autrement dit, on peut avoir un bon travail, être un bon américain, tout en étant un beau connard.

le personnage de Vincent Maurrant dans Street Scene

Bien avant la chasse aux sorcières de McCarthy et la traque de la moindre pensée communiste au cinéma, Street Scene fait passer certaines idées d’extrême gauche par le biais du personnage d’Abe Kaplan, qui ne cesse de tout ramener à la lutte des classes : « The long that the institution of private property exists, the workers will be on the mercy of the property-owning classes. Put the boots of industry in the hands of the working class ! And this can be accomplished only by a social revolution. » Et, cerise sur le gâteau, de s’en prendre également aux concepts pourtant sacrés de l’Amérique que sont la famille et Dieu, lorsqu’Abe déclare d’un côté « When private property is abolished, the family will no longer have any reason to exist. », et de l’autre lorsqu’Emma Jones se moque du même Abe en lui reprochant « d’apprendre aux enfants qu’il n’y a pas de Dieu et que leurs grands-parents étaient des singes. »

Le genre d’idées que l’on n’entendra plus dans un film américain pendant de longues décennies, à l’exception d’un autre film que King Vidor réalise en 1934, Notre pain quotidien, et qui raconte l’histoire d’hommes et femmes fondant une communauté basée sur l’échange, l’entraide et le partage des richesses et des biens.

affiche du film Notre pain quotidien

Terminons cette analyse de Street Scene en évoquant deux séquences qui avaient à l’époque marqué le grand écrivain Jorge Luis Borges, à savoir « celle de l’aube, où le riche déroulement de la nuit est résumé par une musique ; celle de l’assassinat, qui nous est présenté indirectement, par le tumulte et par la tempête sur les visages »9.

Concernant l’aube, nous ne résistons pas à mettre ici directement un plan tiré du film, admirable plan-séquence en travelling latéral accompagné par la musique jazzy d’Alfred Newman et qui raconte une fois encore tellement de choses sur les habitants de l’immeuble sans avoir recours à aucune parole.

Enfin, parlons de la fameuse scène de meurtre, qui est d’ailleurs annoncée quelques instants avant par le biais de la musique, en l’occurrence le Prélude Op.28 No.4 de Chopin. Joué ici en duo piano/violon, ce morceau de Chopin est réputé pour être l’un de ses plus triste, et celui que le compositeur lui-même choisit pour être joué lors de ses propres funérailles.

Le jazz symphonique, c’est fini.

Place à la tragédie.

Et, comme le remarque donc avec raison Borges, la séquence du meurtre est bâtie sur une série de plans plus ou moins serrés sur les visages des personnages en présence. A aucun moment on ne voit Frank Maurrant tirer sur sa femme et son amant, mais on entend bien les coups de feu et on voit les visages apeurés des habitants du quartier qui accourent.

La bande-son prend ici une importance tout à fait considérable, comme l’explique le cinéaste lui-même : « La musique de Street Scene fut composée par Alfred Newman. Nous avions établi un plan de la partition, directement lié au dialogue et à l’action de chaque scène. Comme Newman restait la plupart du temps sur le plateau pendant le tournage, il n’eut aucun mal à accorder le dialogue à la musique ; ce qui eut pour effet d’intensifier l’effet dramatique de chaque passage. Dans certaines grandes scènes, la musique soulignait la voix de l’acteur. Par exemple, quand le mari jaloux, mû par un désir meurtrier, arrive impromptu devant le bâtiment et entre dans l’immeuble, le jeune Abe Kaplan, qui sait que la femme reçoit son amant dans le logement, commence à crier : « Madame Maurrant ! » et l’orchestre reprend cet appel exactement dans le même ton. Puis, comme chaque avertissement est de plus en plus pressant, l’orchestre paraphrase les appels et croît en intensité jusqu’au coup de feu fatal. Le crescendo qui avait été développé est alors coupé court par une conclusion cacophonique. Je ne crois pas que le public soit toujours conscient de la façon dont ces effets sont obtenus. Mais je sais qu’ils ajoutent beaucoup au drame et provoquent des réactions émotionnelles qui ne s’oublient pas facilement. »10

Ce lien entre la musique et l’image est aussi particulièrement évident dans la séquence précédant le meurtre, lorsque l’on voit un marchand de vêtements d’occasion répéter son slogan « I cash clothes » sur le même air et la même tonalité que le prélude de Chopin que l’on entend en même temps.

Pas étonnant alors que le film se termine sur une comptine que chantent des enfants, la même qu’au début, dont les paroles morbides prennent alors tout leur sens : « The farmer killed his wife / The farmer killed his wife / Hi-Ho, here we go / The farmer killed his wife / The wife killed the child / The wife killed the child / Hi-Ho, here we go / The wife killed the child / The child kild the dog / etc…. »

Et la caméra de faire le mouvement inverse à celui du début, s’élevant dans les airs, puis effectuant un panoramique pour cadrer à nouveau la skyline new-yorkaise.

La tranche de vie est terminée.

Mais elle recommencera, encore, ailleurs, inlassablement.

Parce que c’est la vie.

 

Conclusion :

Reprenons les mots de quelques critiques élogieuses à la sortie du film qui cernaient très bien le propos et la portée du film de King Vidor :

« The biggest thrill on the screen right now. This vital film is as throbbing and sordid and tender and mean and funny and tense and terrible as the actual life of the city side-streets it portrays. […] Street Scene is the real thing. Don’t fail to see it. »

« King Vidor has played a shuddery symphony of love and hate, trust and jealousy, life and death. »12


1 La grande parade (A tree is a tree) – King Vidor – p.133

2 idem p.141

3 idem p.157

4 idem p.157-158

5 King Vidor – Jean-Loup Bourget et Françoise Zamour – p.50

6 Screeland novembre 1931

7 La grande parade – p.158

8 King Vidor – Jean-Loup Bourget et Françoise Zamour –p.49

9 Discussions – Jorge Luis Borges – 1957

10 La grande parade – King Vidor – p.157-158

11 Screenland – novembre 1931

12 Movie Rama – 1931


Le film est disponible en DVD en France grâce à Lobster Films ici