Casier judiciaire (You and Me) – Fritz Lang – 1938
Synopsis :
Au sortir de prison, Joe Dennis, gangster repenti, est engagé dans un grand magasin dont le directeur recrute une partie de son personnel chez les anciens détenus afin d’aider à leur réinsertion professionnelle et morale. Joe épouse une vendeuse, Helen Roberts, qui par peur de le décevoir lui cache qu’elle est elle-même libérée sur parole, ce qui selon la loi américaine d’alors est un motif d’interdiction de mariage. Aussi fait-elle tout pour tenir cette union secrète.
Analyse :
Curieux troisième film américain signé Fritz Lang que ce Casier judiciaire (titre français très dur et sec, à l’inverse de l’original), peut-être son plus conceptuel, en tous cas le plus brechtien de tous. Un film tout à fait déroutant dans les deux sens du terme, à savoir d’une part interloquer et désarçonner le spectateur, mais aussi le détourner de son itinéraire initialement prévu. En gros, on s’attend à quelque chose de précis, à des situations convenues (l’ex-malfrat qui veut s’en sortir à tout prix, retrouver le droit chemin, l’amour qui vient troubler tout ça, faire un dernier gros coup qui sera le coup de trop), mais Lang approche cette histoire d’une façon originale, peut-être trop originale pour l’époque, le film ayant été un échec lors de sa sortie en salle malgré le casting prestigieux et le nom de Lang au générique.
En effet, Lang approche son film en adoptant un gestus brechtien, qu’on pourrait (trop) rapidement résumer par la volonté d’introduire une distance entre l’acteur et ce qu’il énonce, de prendre un recul sur les personnages et les situations pour pouvoir transmettre au spectateur un message politique, moral et/ou critique. Il s’agit, en quelque sorte, de casser le quatrième mur, de faire prendre conscience aux spectateurs qu’ils regardent une fiction, que tout ça n’est que « pour de faux », que la mise en scène et la représentation sont des discours avant tout.
En gros.
C’est plus pointu que ça en réalité, mais l’idée est là.
Ce lien avec le dramaturge allemand Bertold Brecht, contemporain de Lang et qui travaillera avec le réalisateur sur le scénario de Les bourreaux meurent aussi (Hangman Also Die !) en 1943, est très clairement affirmé dès le générique dans lequel on retrouve à la musique un certain Kurt Weill, célèbre compositeur de plusieurs pièces de Brecht. Lang lui-même affirme que le dramaturge « a été une influence capitale sur Casier Judiciaire »1.
Bon, et le gestus brechtien dans Casier Judiciaire, ça se présente comment, concrètement ?
D’abord, ça prend l’aspect d’une voix-off chantante qui ouvre le film sur une série de plans assez courts, illustratifs, qui nous présente le lieux de départ de cette histoire : un grand magasin. Lang réalise alors, pendant près de trois minutes, une sorte de clip, avec des plans sur des bijoux, des vêtements en fourrure, des voitures luxueuses, des armes, des avions et toujours, revenant plusieurs fois, la caisse enregistreuse, qui encaisse la monnaie. Et la voix-off de s’adresser directement au spectateur, en nous chantant que l’on aura beau rêver de toutes ces choses chères et précieuses, la seule façon de les obtenir sera de payer ! Lang dira lui-même qu’il « voulait faire un film qui enseignerait quelque chose de façon divertissante, avec des chansons. […] Dans une chanson avec une bonne musique et de bonnes paroles, c’est possible d’enseigner quelque chose. […] Donc cette chanson est une sorte de sermon mais faite, je l’espère, de façon telle que ça amuse. C’est du moins ce que j’ai essayé de faire. »2
Et c’est ce qu’il a réussi.
Le premier mot du film à être prononcé est d’ailleurs le « you » du titre, qui prend alors un autre sens : « You and Me » c’est d’abord « Toi et Moi », en référence au couple de stars du film et à leurs personnages d’amoureux transits ; mais c’est aussi « Vous et Moi », en référence aux spectateurs et à Lang lui-même, ou, plus généralement, à celui qui écoute/voit l’histoire et celui qui raconte l’histoire.
Une ouverture plutôt épique et osée, disons-le même « couillue », que l’on doit aux deux scénaristes du film : Norman Krasna et Virginia Van Upp. Si cette dernière a signé les scripts de films réalisés par Raoul Walsh, Charles Vidor ou encore Frank Capra, son comparse quant à lui a déjà travaillé avec Lang sur son premier film américain : Furie (Fury-1936). Celui-ci s’attaquait de front au concept du lynchage, remettant en cause la légitimité d’un peuple armé capable de torturer et tuer un être humain au nom de la justice, pratique qui renvoie directement à la construction même des Etats-Unis et, in fine au western, LE genre américain par excellence, auquel Lang s’est lui aussi frotté par trois fois dans la suite de sa carrière.
Un autre moment musical intéressant se situe lorsqu’une chanteuse interprète une chanson dans un nightclub. Là encore des images viennent s’incruster en surimpression, illustrant les paroles de la chanteuse à propos d’un marin et de la mer. Ici, plus que le numéro habituel de la chanteuse-charmeuse, ce qui intéresse Lang n’est pas l’interprète en elle-même mais bien ce qu’elle chante, donnant une texture aux mots et aux images évoqués.
La grande séquence du film, la plus brechtienne et une des plus étranges de toute la filmographie de Lang, se situe lorsque le personnage interprété par George Raft rejoint ses « amis », ex-taulards truands, à une partie de carte. Les lascars sont attablés et se remémorent des souvenirs de prison. Lentement, la séquence bascule dans autre chose, les personnages se mettant à rejouer eux-mêmes les souvenirs en question, accompagnés par une voix-off proche de celle des chœurs de tragédie antique. Le rythme s’accélère, les plans se font de plus en plus serrés, le montage de plus en plus rapide. Un personnage s’adresse même directement à la caméra, autrement dit à nous, spectateurs, et les images et les niveaux de se mélanger.
Lorsque Joe arrive, lui aussi se mêle au chant/souvenir, ses amis faisant office de chœur antique face à lui, scandant et ponctuant les dialogues de Raft par des formules qu’ils répètent plusieurs fois. S’ensuit alors le véritable flash-back du souvenir en prison, et les acteurs/personnages de dire à nouveau leur texte, dans un autre contexte, un autre niveau du récit.
Lang a quitté l’Allemagne nazie en 1934, soit à peine quatre ans auparavant, et Casier Judiciaire n’est finalement « que » son sixième long-métrage parlant, sur les vingt qu’il a déjà réalisés. Ainsi, l’expressionisme n’est pas si loin et son influence se fait encore sentir dans la mise en scène du réalisateur allemand.
Lang s’amuse ici avec les formes, avec les lumières, le montage, expérimente tant au niveau dramatique que plastique. Son film est une récréation, une bouffée d’air, même si le tournage « a été une sale aventure, depuis le début. »3
Ici, pas de destins héroïques, ni tragiques non plus. Ici, on joue avec les codes, on joue avec les mythes. Le film est, selon le terme utilisé par le cinéaste lui-même, un « conte »4.
Le génie de Lang, et de ses deux scénaristes, est de ne pas accoucher d’une bouillie intellectuelle indigeste car trop conceptuelle. L’histoire d’amour qui lie les deux personnages principaux du film est très jolie, sincère et touchante. La première fois qu’ils se croisent, Lang met en boîte une séquence aussi belle que brève, sur des escalators, où tout est dit sur leur amour par l’image, sans même avoir recours au texte. Ils s’aiment. Ils se cachent. Mais ne peuvent pas s’empêcher de se frôler la main, fébriles, complices.
La séquence de la demande en mariage est elle aussi très touchante, jouant les codes de la comédie romantique : il s’apprête à partir en bus, elle lui dit qu’elle veut bien se marier avec lui s’il le lui demandait, le bus démarre, il fait arrêter le bus, en descend, ils se retrouvent sur le trottoir, et la valise s’ouvre toute grande, et les voilà à genoux l’un devant l’autre à bredouiller.
Le couple survivra-t-il au dernier grand coup de Raft et sa bande : dévaliser le grand magasin dans lequel il était employé ?5
Réponse dans un dénouement aussi déroutant et original que l’est la scène d’introduction !
Conclusion :
Mal aimé, mal compris et mal vu, ce film de Fritz Lang est pourtant tout à fait passionnant, déroutant et émouvant. Chose tout de même assez rare chez le cinéaste, il n’y a pas de grande figure du mal cette fois-ci, les grands patrons de magasins sont de braves types, les ex-taulards de bons gaillards, on chante et on joue, on joue à chanter et à jouer, tout ça n’est qu’une illusion.
Et Lang de conclure non seulement son film mais aussi toute sa période des années 30, commencée avec M le Maudit, par un plan sur un nouveau-né. Une page se tourne pour le cinéaste. Une nouvelle carrière américaine s’ouvre à lui.
Sûrement pas un hasard que les deux films suivants de Lang soient des westerns.
CASIER JUDICIAIRE (YOU AND ME)
Réalisation : Fritz Lang
Scénario : Norman Krasna, Virginia Van Upp
Photographie : Charles Lang
Musique : Kurt Weill, W. Franke Harling
Production : Paramount Pictures
Durée : 90 minutes
Pays : USA
Distribution :
Sylvia Sidney : Helen Dennis
George Raft : Joe Dennis
Harry Carey : Jerome Morris
Le film est paru en DVD chez Esc Editions dans la collection Hollywood Legends, disponible ici.
1 – in Les Maîtres d’Hollywood – Entretiens avec Peter Bogdanovich – Tome 1 – p.317
2 – idem – p.317
3 – idem – p.317-318
4 – idem – p.318
5 – à ce propos, Lang dira également : « Est-ce qu’on peut réellement penser qu’un gérant de supermarché donne du travail à d’anciens détenus ? Non ! Mais j’ai toujours essayé d’instiller des touches comiques dans mes films. » – idem – p.318