Mirages (Show People) – King Vidor – 1928

Mirages (Show People) – King Vidor – 1928

septembre 12, 2021 2 Par Nicolas Ravain

Résumé :

Peggy Pepper arrive à Hollywood avec son père, le colonel Pepper. Elle décroche un petit rôle et rencontre l’acteur comique Billy Boone qui lui obtient des rôles plus importants, toujours dans le registre de la comédie. Mais Peggy veut devenir une « grande actrice dramatique ». Un nouveau contrat lui permet de changer de nom et d’interpréter enfin des rôles plus « sérieux », au risque d’abandonner ses convictions et ses véritables amis…

 

Contexte :

Lorsque King Vidor réalise ce Mirages en 1928, il a déjà quinze ans de carrière derrière lui, et quelques chefs-d’œuvre déjà à son actif comme La grande Parade (The Big Parade) ou La foule (The Crowd). Vidor détient d’ailleurs le record de la plus longue carrière de réalisateur, ayant tourné son premier film (un documentaire) en 1913 et son dernier film (un documentaire !) en 1980.

Faites le calcul.

Il est, avec Griffith, Borzage, DeMille, Ford ou encore Walsh, l’un des piliers fondateur du cinéma américain encore naissant. C’est également lui qui fait tourner pour la première fois devant une caméra en 1926 un type encore nommé Marion Morrison à cette époque et qui deviendra par la suite John Wayne. C’était dans Bardelys le magnifique (Bardelys the Magnificent), film dont il sera question plus précisément ici un peu plus loin.

King Vidor

Célèbre également pour avoir signé le mythique Duel au soleil (Duel in the Sun) et le puissant Le Rebelle (The Fountainhead), King Vidor réalise ici avec Mirages son ultime film muet, qui a donc pour cadre l’industrie cinématographique hollywoodienne. Une sorte de film charnière, de film-bilan : se retourner une dernière fois sur le cinéma muet avant de faire le Grand Saut vers le parlant. Et pour pousser encore plus loin l’ironie et le génie de la situation, il semblerait que Mirages soit le premier long-métrage ayant pour cadre les coulisses de l’industrie cinématographique !

Un film qui tombe pile poil, autrement dit.

Le film est une production MGM, piloté par le légendaire producteur Irving Thalberg, qui connu le succès avec Vidor quelques années auparavant avec La grande parade. Ils retravailleront ensemble à de nombreuses reprises, et Thalberg produira également l’unique Freaks de Tod Browning et le premier des Tarzan avec Weissmuller. S’il est un homme puissant, riche et célèbre, qui inspirera à F. Scott Fitzgerald le personnage de son roman Le dernier nabab (The Last Tycoon) adapté à l’écran par Elia Kazan en 1976 avec Robert De Niro dans le rôle principal, Irving Thalberg a la particularité de ne jamais voir son nom apparaître au générique des films qu’il a lui-même produit !

Son credo : « Credit you give yourself is not worth having. »

Le nabab meurt à seulement 37 ans d’une pneumonie.

photo d'Irving Thalberg et affiche du film Le dernier nabab

Voici comment est né l’idée de ce film : « William Randolph Hearst mettait toujours Marion dans des drames en costumes. Et comme j’avais fait La grande parade, il voulait que je la dirige dans un film. Mais je ne voulais pas le faire – je ne voulais pas faire un de ces drames en costumes. Alors avec un de mes amis écrivain [Laurence Stallings], nous sommes allés à San Simeon où habitait Hearst et y avons vu Marion Davies faire le clown.« ¹ Le réalisateur et son scénariste décident alors d’écrire une comédie qui se déroulerait dans les coulisses d’Hollywood :  » Il ne nous fallut pas longtemps pour nous fixer sur Gloria Swanson. Elle avait débuté comme bathing beauty de Mack Sennett, puis avait épousé Wallace Beery, avant de devenir la marquise de la Falaise de la Coudray. […] Il y avait là matière pour une satire amusante qui tirerait profit du grand talent comique de Marion, mais nous avions besoin d’un ‘truc’, d’un symbole en quelque sorte, qui suivrait le fil de sa vie jusqu’à son ascension. »² Ce « symbole » sera une simple tarte à la crème, mais Hearst s’oppose à cette idée, ne voulant pas que « Marion se prenne une tarte à la crème en pleine figure. J’ai insisté et dis ‘Mais, c’est toute l’idée centrale – c’est le symbole’. Nous étions dans une impasse. Finalement, nous avons trouvé un compromis avec cette bouteille d’eau et ce tuyau d’arrosage.« ³

Laurence Stallings n’est pas seul à officier sur le scénario. On lui adjoint les services d’Agnes Christine Johnston, dont la carrièr commence aussi à l’aube du cinéma, en 1915, et qui a déjà travaillé avec Vidor avant ce Show People, notamment sur Capriciosa en 1925 et The Patsy, le film précédent de Vidor avec Marion Davies. Sa carrière cinématographique court jusqu’à la fin des années 40, avant de succomber aux sirènes de la télévision dans les années 50.

Laurence Stallings, lui, est un ex-Marine ayant perdu une jambe au combat et célèbre pour sa pièce What Price Glory, récit d’un triangle amoureux dans les tranchées française. Le texte sera porté à l’écran deux fois, la première par Raoul Walsh en 1926, la deuxième par John Ford en 1952. Avec Mirages, il est crédité officiellement au générique pour la première fois, et retravaillera par la suite plusieurs fois avec King Vidor, pour finir sa carrière de scénariste d’une façon brillante en signant trois des plus beaux films de John Ford : Le fils du désert (Three Godfathers), La charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon) et Le soleil brille pour tout le monde (The Sun Shines Bright).

agnes johnston, laurence stallings et raoul walsh

Agnes Johnston (photo de gauche) – Laurence Stallings à gauche en compagnie de Raoul Walsh (photo de droite)

Côté casting, c’est donc Marion Davies qui incarne l’apprentie actrice Peggy Pepper, future star connue sous le nom de Patricia Pepoire. Marion Davies est célèbre pour avoir été la maîtresse de William Randolph Scott, le puissant magnat de la presse qui inspira à Orson Welles le personnage de Charles Foster Kane dans son Citizen Kane en 1941. Commençant sa carrière en 1917, elle tourne pour Chaplin, Vidor, Walsh ou encore Borzage et devient également productrice des films dans lesquels elle joue à partir de 1927. Elle se retire du monde du cinéma en 1937 et sera mise à mal lors de la conception et la sortie du film d’Orson Welles.

Davies, qui co-produit donc Mirages, incarne ici Peggy Pepper, qui débarque de sa Géorgie natale en voiture avec son père, habillée comme une (pseudo)princesse, espérant naïvement qu’Hollywood lui ouvre grand ses portes. Peggy se rêve princesse dans la vie, mais aussi au cinéma. Elle veut être Une Grande Actrice. Le film est d’ailleurs inspiré par l’expérience d’une des premières immenses stars du grand écran : Gloria Swanson. La même qui inspirera à Billy Wilder le merveilleux Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard) en 1950, qui pourrait donc fonctionner comme une suite directe de Mirages, ou en tous cas comme un miroir.

Marion Davies productrice et actrice

Pour interpréter le rôle de Billy Boone, ce comédien/clown/acrobate, embauché sur des tournages de films burlesques et qui introduira Peggy dans le monde du cinéma, c’est l’acteur William Haines qui est choisi. Celui-ci a déjà tourné pour Vidor plusieurs fois et connaît le succès pendant dix ans sous l’égide de la MGM mais se voit obligé d’arrêter sa carrière brutalement en 1934 lors de l’instauration du Code de censure Hays, incompatible avec son homosexualité.

Le personnage qu’il incarne avec douceur et drôlerie dans Mirages ne rêve pas de grandeur ni de gloire, lui. Il prend son temps. Il est là pour s’amuser, pour profiter.

Qui sait ?

Son jour viendra aussi, peut-être…

William Haynes dans Mirages

 

Un endroit sacré

Le film s’ouvre sur un carton disant : « Pour des centaines d’optimistes, il y a un endroit sacré sur la carte appelé : HOLLYWOOD. »

Notez les majuscules.

Et nous sommes aussitôt propulsés dans la frénésie de Los Angeles et son industrie du 7ème Art. Il y a des voitures, des tramways, des devantures chics, et le nom « Hollywood » qui se répète partout, de plus en plus vite, à donner le vertige à cette naïve Peggy qui débarque en ville.

arrivée à Hollywood dans Mirages

Et puis voici enfin Les Studios, les Usines à Rêves : la Paramount Pictures, la Fox, et bien sûr la Métro-Goldwyn-Mayer elle-même, productrice du film. Des noms qui font fantasmer, des forteresses à pénétrer. D’ailleurs, les grilles s’ouvrent pour une belle voiture décapotable : « C’est John Gilbert ! », s’écrie Peggy, fascinée.

Parenthèse John Gilbert : célèbre acteur du muet, qui commence sa carrière en 1915, protégé de Maurice Tourneur, puis de King Vidor qu’il retrouve ici pour la sixième fois déjà, après Son heure (His Hour), La femme de Don Juan (The Wife of the Centaur), La grande parade (The Big Parade), La bohème et le fameux Bardelys le magnifique.

Tiens, le revoilà, celui-là !

Considéré comme perdu pendant 80 ans, retrouvé en France en 2006 dans une copie presque intégrale, ce film de King Vidor apparaît rapidement dans Mirages lorsque Peggy et Billy assistent à une projection dans une salle de cinéma. Ces quelques secondes ont longtemps été les seules existantes de ce film.

bardelys le magnifique

C’est ça, que Peggy veut faire. Du Grand Cinéma. Des baisers fiévreux dans des costumes magnifiques.

Pour l’instant, elle emboîte le pas à John Gilbert à la MGM, mais la grille se ferme devant elle. Elle ne fait pas encore partie de ce monde. Elle doit passer par la petite porte : direction le bureau de casting.

Ici, c’est la foire. Un remarquable panoramique circulaire nous présente ici un cow-boy, là un gangster, là un nain, là un gros, là un vieux. Il y en a pour tous les goûts et tous les rôles !

Et d’enchaîner sur une séquence savoureuse dans laquelle Peggy tente de convaincre le directeur de casting en « jouant » différentes expressions – colère, tristesse, joie – en se cachant derrière un mouchoir. Ses expressions sont très expressives, certes, mais souvent à côté de la plaque. Un sur-jeu complètement surjoué !

Marion Davies dans Mirages

En tous cas, ça fait rire le directeur de casting, qui lui balance littéralement au visage un formulaire d’inscription. Ça veut tout dire. Ça annonce la couleur.

Car avant de devenir une Princesse, une Star, elle va devoir s’en prendre plein la tronche, la Peggy ! Et c’est là qu’intervient Billy. Son entrée en scène à la table de la cantine est savoureuse. Avec son pull-over strié de losanges que l’on suppose facilement colorés, il passe par le dessus de sa chaise pour s’asseoir et aspire ses spaghettis en les faisant tournoyer avec sa bouche. Un vrai clown.

Peggy, elle, se la raconte toujours Princesse, offusquée, supérieure. Mais Billy est son ticket d’entrée pour Hollywood et ses mirages.

 

Les rois du gag

Bienvenue dans l’univers du cinéma burlesque !

Ici, ça s’agit dans tous les sens, il y a du monde, des réalisateurs qui hurlent dans des porte-voix en agitant les mains, des figurants qui plongent et nagent dans une piscine. Peggy est un peu perdue là dedans, passant de plateaux en plateaux. Ici on rigole, là on tue par amour. Deux plateaux, deux ambiances.

Enfin, elle parvient à décrocher « son » moment dans une scène. On lui a expliqué rapidement, elle est fébrile derrière la porte comme pour un premier rendez-vous. Son heure de gloire est arrivée !

Elle ouvre la porte, et c’est la douche froide.

Littéralement.

Marion Davies dans Mirages

Elle est vexée, humiliée. Ce n’était pas ce à quoi elle rêvait.

« Attends de voir ça sur grand écran ! » lui dit Billy pour la réconforter.

Mais là aussi, c’est le calvaire. Elle est bien là, sur Le Grand Ecran, à gesticuler et sauter et tomber dans tous les sens, et tout le monde se marre.

Tout le monde, sauf elle.

La voilà devenue une vedette de burlesque, la Reine du gag. Le moment parfait choisi par Vidor et ses scénaristes pour faire intervenir Le Roi du gag en personne : Charlie Chaplin. En costume, nœud papillon et sans sa moustache de charlot. Et le voilà qui réclame un autographe à Peggy, qui ne le reconnaît visiblement pas.

Peggy, elle connaît Charlot, comme tout le monde. Mais pas Chaplin. Le personnage, pas l’homme. Elle demande à Billy : « Qui est ce petit bonhomme ? ». Et lorsque celui-ci lui répond : « Charlie Chaplin « , Peggy manque de tomber dans les pommes.

Charlie Chaplin dans Mirages

Un peu plus tard, c’est Lew Cody et Elinor Glyn d’apparaître sous le regard fasciné de Billy et Peggy. Le premier est un acteur célèbre du muet, protégé d’Henry King, la deuxième est écrivaine, scénariste, productrice et actrice.

Et il y a là une immense fenêtre, qui est comme un écran de cinéma qui serait transparent. Les stars sont bien là, et derrière, les machinos et les figurants s’activent.

La scène et les coulisses, en même temps.

Lew Cody et Elinor Glyn dans Mirages

Et voilà Peggy convoquée. Un contrat. Et la voilà embauchée. Elle passe un niveau, s’élève d’une strate, laissant derrière elle Billy. En route pour la gloire et la célébrité !

L’heure de la rigolade est terminée.

 

Gloire

La voilà dans la cour des grands, maintenant, la petite Peggy. D’ailleurs, elle ne s’appelle plus Peggy Pepper, mais Patricia Pepoire. Elle devient tarte. A faire des mimiques avec sa bouche, ancêtre du sourire cul-de-poule façon selfie instagrammable. Elle est dans les journaux type Gala. Un manteau de fourrure.

Elle est devenue une people.

Une show people, comme il est question dans le titre original.

Un mirage, donc, selon la version française ?

Marion Davies dans Mirages

Le comble de l’ironie est atteint lorsque « la vraie » Marion Davies apparaît dans le film. Peggy/Patricia/Marion la reconnaît : « C’est Marion Davies ! ». Et de faire la moue, genre « ah, ouais, bof, un peu décevant en vrai. ».

Peggy/Patricia fait la rencontre d’André Telfair, aka André d’Bergerac, comte d’Avignon (interprété par Paul Ralli, un acteur qui ne tourna que quatre films). Un people, lui aussi. Un mytho.

Un mirage en costume-cravate, petite moustache et cheveux gominés. Un clown, aussi, dans son genre, à le voir se regarder dans un miroir et se remaquiller aussitôt après avoir fait du baise-main à Peggy/Patricia.

Il est son partenaire à l’écran, mais aussi dans la vie. Vient alors une séquence d’anthologie de près de dix minutes, absolument délicieuse, dans laquelle Peggy/Patricia doit jouer – ENFIN ! – une scène dramatique pleine de larmes. Son rêve se réalise.

Mais les larmes ne viennent pas. Elle a beau tortiller son visage dans tous les sens, demander à ce qu’on lui joue un air triste au violon, de penser à son père, rien n’y fait. Pas même les oignons, qu’un employé épluche devant elle hors-champ. Au grand dam du réalisateur, qui ne fait que réclamer des larmes, des torrents de larmes !

Marion Davies dans Mirages

Elle finira par éclater en sanglots, en pensant à Billy, qu’elle a laissé sur le bord du chemin, lui son premier amour, et la prise sera la bonne.

Il y a des diners de stars, avec ce long plan en panoramique circulaire, comme dans la salle d’attente du bureau des castings plus tôt dans le film. On y croise du beau monde, cette fois-ci. Il y a Lillian Lawrence, Dorothy Vernon, Douglas Fairbanks, William S. Hart et bien d’autres.

Voilà le plan en question, pour les plus curieux et les plus joueurs :

Mais bien vite, le déclin se profile. Son profil ne plaît plus. Engagée dans un mariage arrangé avec le bellâtre et bidon Comte d’Bergerac, Patricia ferait mieux de redevenir Peggy, de retrouver Billy, et une bonne douche froide au passage !

Final tout aussi génial, qui voit les deux mondes – celui du burlesque et du « sérieux » – se croiser et s’entrechoquer, les tournages se mélanger, la réalité et l’illusion se rejoindre. King Vidor lui-même est présent, en tant que réalisateur du nouveau film de Peggy/Patricia/Marion.

La boucle est bouclée.

La magie du cinéma a opéré.

Fondu au noir.

King Vidor dans Mirages

Conclusion :

Parfois, un mot suffit pour qualifier un film.

Ici, ce serait : brillant.

 


1 – Conversation with the great moviemakers of Hollywood’s golden age at the American Film Institute – George Stevens Jr – p.51

2 – La grande parade – King Vidor – p.128

3 – Conversation with the great moviemakers of Hollywood’s golden age at the American Film Institute – George Stevens Jr – p.51