Barbara, fille du désert : histoire d’un tournage dantesque
Il a déjà été question ici du film Barbara, fille du désert, également connu sous le titre La conquête de Barbara Worth. Nous avions en effet consacré un article sur le film d’Henry King en janvier 2022 que l’on peut retrouver ici.
L’accès à des documents d’archives mis en ligne récemment sur Internet nous a permis de retracer le parcours assez chaotique du film, de la sortie initiale du roman d’Harold Bell Wright en 1911, en passant par sa représentation sur les planches de théâtre, ses difficultés de production, le tournage démesuré dans le désert, jusqu’à la sortie triomphale sur les écrans.
Voilà donc l’histoire de ce projet hors normes…
DES PAGES AUX PLANCHES
A l’origine de l’une des plus grosses productions du cinéma muet, on trouve un roman signé Harold Bell Wright, un auteur américain relativement oublié aujourd’hui mais qui était pourtant le plus gros vendeur de livre de son époque et, selon un magazine américain, rien de moins que « l’auteur le plus populaire du monde »1.
Né à New York en 1872, vivant dans une grande pauvreté dès son enfance, Wright est d’abord pasteur puis connaît la célébrité dès la parution de son deuxième roman Le retour du proscrit (The Sheperd of the Hills) en 1907, roman qui connaîtra de nombreuses adaptations cinématographiques, la plus célèbre étant celle réalisée par Henry Hathaway en 1941 avec John Wayne en tête d’affiche.
The Winning of Barbara Worth, son roman le plus célèbre, paraît en 1911 et remporte aussitôt un succès phénoménal. Le cinéma n’en étant alors qu’à l’aube de son existence, il n’est pas encore question d’une adaptation sur grand écran et c’est donc sur les planches de théâtre que cette histoire va être retranscrite dès 1913. Produite par le duo Klaw et Erlanger, déjà en charge d’un autre mastodonte, Ben- Hur, dix ans plus tôt, l’adaptation du roman de Wright est confiée au metteur en scène Edwin Milton Royle avec l’actrice Edith Lyle, une star de la côte ouest, dans le rôle titre du drame en trois actes. La mise en scène semble être à l’image du souffle épique qui traverse le livre, et l’on parle alors de « splendeur scénique »2 aux « effets rivalisant de réalisme avec la course de char de Ben-Hur »3 et pleine de « sensations fortes»4.
Il faut attendre l’année 1922 pour que le cinéma s’empare de cet immense succès littéraire dont les ventes ont dépassé le million d’exemplaire. La société Principal Pictures Corporation, avec à sa tête le producteur Sol Lesser, achète les droits cinématographiques de plusieurs ouvrages de Wright en décembre cette année-là pour la conséquente somme de 540.000$.
LAISSEZ LESSER FAIRE
Dans la foulée, Lesser rachète le studio de King Vidor sur Santa Monica Boulevard pour 250.000$ et y entreprend de grands travaux dans le but d’en faire « l’un des meilleurs studios en activité au monde »5. Si le puissant producteur parvient à porter à l’écran deux romans de Wright, When a Man’s Man en 1924 et The Re-Creation of Brian Kent en 1925, il n’en sera pas de même pour The Winning of Barbara Worth qui débute en cette année 1923 un parcours des plus chaotique.
Pourtant, les choses semblent bien commencer et dès mars 1923, deux scénaristes sont engagés, Lenore J. Coffee et John Goodrich. Accompagnés de Michael Rosenberg, le secrétaire de Principal Pictures Corp., le trio se rend en Arizona pour rencontrer l’auteur Harold Bell Wright dans son ranch près de Tucson, espérant y « obtenir des faits intéressants se rapportant aux conceptions que l’auteur se fait de ses histoires qui s’apprêtent à être filmées. »6
Après cette visite, le trio se rend à Imperial Valley, lieu où se déroule l’intrigue du roman, pour y rencontrer les gens que Wright a utilisé comme personnages dans son livre et qui sont pour la plupart toujours en vie à ce moment-là.
Visiblement non satisfait de leur travail, deux autres scénaristes sont engagés quelques mois plus tard, Harry Carr et Walter Anthony, qui s’entretiennent à leur tour avec Wright pendant une dizaine de jours afin de peaufiner chaque élément du script qu’ils viennent de terminer. Il est prévu que le tournage débute au mois de juin. Mais le producteur Sol Lesser annonce rapidement que « le travail de recherches, les préparatifs approfondis et les plans nécessaires pour filmer correctement ce roman »7 l’oblige à reporter le tournage de The Winning of Barbara Worth à une date ultérieure et que le studio va tourner à la place l’adaptation du roman de Wright When a Man’s a Man sous la direction d’Edward F. Cline avec Florence Vidor et John Bowers dans les rôles principaux.
En septembre 1923, le projet ne semble pas être beaucoup plus avancé, du moins loin de se concrétiser. Cette fois-ci, c’est le romancier qui se déplace jusqu’à Hollywood pour collaborer avec l’équipe durant une dizaine de jours, à coups de réunions quotidiennes. Sol Lesser déclare à l’occasion : « Si [Mr. Wright] a conquis des millions de lecteurs à travers le monde, c’est parce qu’il les touche en plein coeur et suscite leur enthousiasme. Il n’y a pas de raison que les qualités saillantes des romans de Mr. Wright ne parviennent pas à être captées par la caméra. C’est pour cela que nous demandons sa coopération et que nous sommes heureux qu’il nous la donne avec tant d’abondance. »8 Un nouveau scénariste est alors engagé pour travailler sur une nouvelle version du scénario et du découpage, Percy Heath, dont le seul véritable fait de gloire reste sa participation à la version du Dr. Jekyll et Mr. Hyde de Rouben Mamoulian en 1931 et qui lui vaudra une nomination à l’Oscar du meilleur scénario.
En octobre, le réalisateur maison de la Principal Pictures, Edward F. Cline, déclare « avoir hâte de mettre en boîte » La conquête de Barbara Worth, dont il considère que l’histoire est « tout à fait remarquable, une de celles qui prendra fermement le pouls des amateurs de divertissement américains. »9
Malgré cette hâte et tous ces moyens mis en place, le projet continue de stagner. En novembre, Florence Vidor fait des essayages de costumes et de bottes à éperons pour se préparer à son rôle, mais le producteur Sol Lesser ne semble pas entièrement convaincu par ce choix car il annonce à la radio en février 1925 vouloir que les fans et les distributeurs donnent leurs idées et envies pour le casting, voulant ainsi « sincèrement contenter les gens qui payent pour voir les films. »10
Après déjà deux ans à faire du surplace, l’année 1925 n’est pas meilleure pour l’adaptation pourtant tant attendue du roman de Wright. En mai, le casting n’a toujours pas été bouclé, et le réalisateur Sam Wood est pressenti pour hériter du projet, lui qui vient de réaliser The Re-Creation of Brian Kent, adaptation du roman de Wright, pour le compte de la Principal Pictures. Pourtant, un budget d’environ 500.000$ a été validé, les droits de distribution du film confiés à la United Artists Corporation de Chaplin-Fairbanks-Pickford-Griffith et un début de tournage prévu pour le 1er août. Hiram Abrams, directeur général de la UA depuis 1919, déclare ainsi en juillet : « C’est une grande joie pour la United Artists Corporation d’avoir gagné l’accord de Mr. Lesser pour la distribution de la version filmée de ‘La conquête de Barbara Worth’. Il s’agit d’un film que le public attend de voir depuis des années. L’association avec un écrivain aussi populaire que Mr. Wright et un producteur du calibre de Mr. Lesser va dans le sens de notre volonté de n’offrir que le meilleur en matière de films. »11
Si, en janvier 1926, un autre réalisateur est nommé à la tête du projet en la personne de Charles Brabin, et une nouvelle actrice, Marcelline Day, remplace Florence Vidor dans le rôle de Barbara Worth, le projet de la Principal Pictures Corporation tombe définitivement à l’eau en février lorsque Sol Lesser revend les droits du roman à Samuel Goldwyn.
THE WINNING OF SAMUEL GOLDWYN
Ayant fondé sa propre société indépendante en 1923, la bien nommée Samuel Goldwyn Production, le nabab de 45 ans a déboursé 125.000$ pour racheter les droits du roman : « Il y a eu plus de copies de ce livre vendues dans le monde que n’importe quel autre ouvrage en langue anglaise – excepté la Bible, bien sûr. Il y a une audience de 10.000.000 de personnes ayant déjà lu cette histoire et qui aimeraient la voir sur l’écran. Voilà ma première raison. La seconde : j’ai toujours voulu produire une histoire se déroulant dans le désert, sans jamais réussir à en trouver une assez bonne. L’intérêt de ‘La conquête de Barbara Worth’ est aussi vaste que la Terre elle-même – cette idée de transformer des terres desséchées en un paradis. Cette lutte puissante de l’homme contre la Nature. C’est un drame en soi. Onéreux ? Oui, mais ça en vaut la peine. »12
Après plusieurs films en collaboration avec le réalisateur George Fitzmaurice, le producteur Samuel Goldwyn s’adjoint les services d’Henry King en 1925, qui met en scène pour lui Le sublime sacrifice de Stella Dallas (Stella Dallas) et Partners Again, tous les deux écrits par la plus célèbre – et mieux payée – scénariste d’Hollywood de l’époque : Frances Marion. Comme on ne change pas une équipe qui gagne, Goldwyn engage donc Frances Marion pour boucler définitivement ce script maudit et Henry King pour mettre en boîte le film, avec un début de tournage prévu pour le mois de juin.
Henry King commence sa carrière en 1915 au sein des studios de Balboa Films. Cette société de production fondée par Herbert M. Horkheimer, active de 1913 à 1918 à Long Beach en Californie, est aujourd’hui tombée dans l’oubli, alors que des gens comme Roscoe «Fatty» Arbuckle et Thomas Ince y ont fait leurs débuts. King réalise pour la firme une série de films à succès mettant en scène la comédienne-enfant Marie Osborne et dans lesquels il joue lui-même. Sur les 22 films de la série produits entre 1916 et 1919 par Balboa Films, seul le premier semble avoir survécu : Un joli rayon de soleil (Little Mary Sunshine).
King rejoint ensuite Inspiration Pictures dont la première production sera Le coeur sur la main (Tol’able David), premier grand succès national pour le cinéaste et son premier chef-d’œuvre (le film rejoindra le National Film Preservation Board en 2007).
BANKY, COLMAN ET COOPER
Côté casting, il n’est plus question ni de Florence Vidor, ni de Marcelline Day. Il faut repartir sur de nouvelles bases, de nouvelles têtes. Goldwyn engage alors dans le rôle tant convoité de Barbara Worth l’actrice Vilma Banky. Née en Autriche-Hongrie au début du XXème siècle, cette blonde aux yeux clairs est remarquée par Goldwyn lors de son passage à Budapest en 1925. Après avoir tourné à peine une dizaine de films en Hongrie et avoir fait un détour par la France, l’Allemagne et l’Autriche, Goldwyn offre à l’actrice le premier rôle féminin dans L’ange des ténèbres (The Dark Angel) en 1925, une production écrite par Frances Marion, avec pour partenaire masculin Ronald Colman.
Banky partage ensuite l’affiche avec la superstar de l’époque Rudolph Valentino dans L’aigle noir et Le fils du Cheik, puis retrouve donc pour la deuxième fois Ronald Colman qui hérite du rôle de Willard Holmes dans La conquête de Barbara Worth.
Ne changeons pas un duo qui fonctionne.
Comédien né à Londres en 1891, Ronald Colman est soldat lors de la Première Guerre Mondiale durant laquelle il sera blessé lors de la bataille d’Ypres en 1914. Il a déjà joué trois fois devant la caméra d’Henry King dans Dans les laves du Vésuve (The White Sister) en 1923, Romola en 1924 et Le sublime sacrifice de Stella Dallas (Stella Dallas) en 1925. Après avoir joué pour John Ford, Capra, LeRoy ou encore Mankiewicz, Ronald Colman décrochera l’Oscar du meilleur acteur en 1947 pour son rôle dans Othello de George Cukor.
Le duo Ronald Colman/Vilma Banky deviendra l’un des plus célèbres et des plus glamours de l’ère du muet et ils partageront l’affiche dans plusieurs autres films comme La nuit d’amour (The Night of Love), The Magic Flame et Le masque de cuir (Two Lovers).
Pour terminer sur le casting, il nous faut bien entendu parler de Gary Cooper, qui interprète ici Abe Lee, amoureux transi de Barbara depuis sa jeunesse. Après avoir été figurant/cascadeur/cavalier pendant quelques années (on peut le voir notamment dans L’aigle noir et le Ben-Hur de 1925), il est ici crédité au générique pour la première fois de sa carrière naissante. Il n’accèdera au rang de star que quelques années plus tard, en 1929, avec son premier film parlant, The Virginian de Victor Fleming.
Le reste fait partie de l’Histoire.
A LA POINTE DE LA TECHNOLOGIE
Le casting bouclé, il faut compléter l’équipe technique. C’est George Barnes qui est engagé comme directeur de la photographie, lui qui a commencé sa carrière en 1918 et que l’on retrouve également au générique des incontournables L’aigle noir et Fils du Cheik. Son travail sur Barbara Worth est remarquable, tant au niveau des cadrages, de la gestion des différents plans de l’image ou des mouvements de caméra.
Il est décidé qu’il tournera le film entièrement sur négatifs panchromatiques, une pellicule dont la sensibilité à la longueur d’onde de la lumière est similaire à celle de la vision humaine et qui « permet toutes les nuances entre le blanc extrême et le noir profond avec des détails presque parfaits »13 comme l’explique Henry King lui-même cette année là. Pour le réalisateur, le panchromatique a devant lui un avenir radieux – ce qui s’avérera vrai – et va permettre de résoudre des problèmes liés à l’éclairage particulier du désert.
Le caméraman Friend Baker, non crédité au générique, va quant à lui expérimenter une nouvelle caméra mise au point par la Mitchell Camera Company, permettant entre autre de filmer à grande vitesse sans perte de qualité. Très stable et silencieuse, cette caméra à grande vitesse utilise également pour la première fois de l’acier inoxydable sur certains de ses éléments et va servir notamment pour mettre en boîte les séquences finales d’inondation utilisant des maquettes. Baker, l’un des plus important designer et ingénieur d’Hollywood, sera à l’origine de la mise au point vingt-cinq ans plus tard du système Natural Vision permettant de filmer en 3D.
DANS LA FOURNAISE
Avant le tournage, le réalisateur Henry King part dans le Nevada avec Harry Philipps, ingénieur en chef adjoint du chemin de fer du Pacifique occidental, pour cartographier la ville à construire. Les deux hommes jalonnent les emplacements des bâtiments qui figureront les villes de Rubio, San Felipe et Kingston et choisissent l’endroit où sera bâtie la ville principale. Lors de ce périple, King et son chauffeur se perdent dans les plaines désertiques du Nevada, ce dernier souffrant même d’une grave insolation que le fait délirer. A court d’eau, les deux hommes trouvent enfin refuge dans une cabane, mais les lèvres du cinéaste sont tellement gonflées et craquelées par la chaleur qu’il est incapable de parler pour demander des rafraichissements.
Peu avant de partir tourner, King rassemble son équipe et explique qu’il souhaite que cette chaleur suffocante, parfois même insupportable, soit l’élément principal du film : « Chaque cheval à l’écran doit dégouliner de transpiration, chaque voiture doit bouillir, chaque homme et chaque femme doit montrer des traces de sueur. »14
Lorsqu’Irving Sindler, chef décorateur réputé mais non crédité au générique, demande au réalisateur pourquoi son choix s’est porté sur la fournaise qu’est le Black Rock Desert du Nevada, Henry King de répondre : « Il fallait trouver un endroit qui n’avait jamais servi dans un film auparavant. ‘Barbara’ n’aurait été qu’un Western comme tant d’autres s’il avait été tourné en studios ou dans les environs. »15 Pas question pour King, ni pour Goldwyn, de faire de ce projet un simple western comme il s’en tourne déjà des centaines chaque année.
‘Barbara’ mérite le meilleur.
‘Barbara’ doit être à la hauteur.
Alors Goldwyn « dépense sans compter », pour citer un autre démiurge du cinéma. Il fait bâtir une ville, là, au milieu de nulle part, pour une somme avoisinant le million de dollars. Sous la direction du construction superintendent Carleton E. Haviland et du directeur artistique/chef décorateur Carl Oscar Borg, une équipe commence à construire une voie de chemin de fer en plein milieu du désert tandis qu’une centaine de charpentiers fait sortir de cette terre aride toutes sortes de bâtiments : « des magasins, des banques, des saloons et des habitations représentant la ville de Kingston, conçue, fondée et construite par Samuel Goldwyn. »16
Toute cette équipe technique, ainsi que l’ensemble du casting, est logé dans des centaines de tentes de luxe installées par la Anderson Boarding & Supply Company, à environ 50 kilomètres de la petite bourgade de Gerlach.
Jusqu’ici, cette société limitait son marché aux entreprises, mais Anderson a l’idée d’étendre son concept au cinéma et propose donc des campements luxueux avec tout le nécessaire : eau chaude, eau froide, baignoire, toilettes, poêles, lampe au kérosène de la marque Coleman, tapis de gazon, meubles en osiers…
Il faut bien ça pour mettre à l’aise toute l’équipe du film, obligée de travailler dans un environnement des plus rude et sous des températures extrêmes : « Imaginez un morceau de terre d’environ 120 kilomètres de long sur 50 de large, presque aussi plat qu’une table de billard, couvert d’une poussière gris clair avec à peine un brin d’herbe ou autre feuillage, sauf sur les lointaines montagnes qui bordent cette immense plaine, et vous aurez une idée du désert dans lequel Samuel Goldwyn tourne ‘The Winning of Barbara Worth’. Il n’y a pas une goutte d’eau dans les alentours et la gare ferroviaire la plus proche est à plus de 30 kilomètres […] ; et c’est ici, sur cette terre désolée et oubliée de Dieu, qu’une ville est en train de se construire dans le seul but de tourner un film. Depuis Dever, Reno, Sacramento et partout autours, ils font venir des hommes, des femmes et des enfants […]. Des chargements de glace, d’énormes réservoirs d’eau, 5.000 tonnes de nourriture par jour et des centaines de chevaux, mules, bœufs et autre bétail ont été amenés ici tandis que les caméras tournaient et les acteurs jouaient. »17
Un article paru dans le journal français Le gaulois littéraire et politique en 1926 évoque plusieurs chiffres, tous plus impressionnants les uns que les autres, mais certainement à prendre avec des pincettes : deux mille acteurs et figurants ; cinq mille chevaux et mules ; soixante-quinze camions et deux cents automobiles ; 25.000 mètres cube de bois pour diverses constructions ; un trou d’une centaine de mètres pour avoir de l’eau ; une boulangerie produisant 450 pains par jour ; une salle à manger pouvant contenir 2.000 personnes ou encore un journal publié chaque jour et intitulé The Barbara Worth Times. Si ces chiffres sont aujourd’hui difficilement vérifiables, ils témoignent en tous cas de l’ampleur pharaonique du projet, de sa démesure.
Eugene Valentine Brewster, éditeur et distributeur de Motion Picture Magazine, se rend sur place alors que le tournage bat son plein et raconte ainsi ce dont il a été témoin : « Je découvris que la température dans ce désert oscille entre -5° en hiver et 45° à l’ombre – si ombre il y a – en été. De plus, j’appris que les tempêtes de sables aveuglantes sont très fréquentes – au moins une par jour – et qu’il faut bien deux jours pour venir ici depuis Hollywood. […] Bientôt, nous arrivâmes dans une petite ville au milieu du désert – une ville construite en une nuit, juste pour le tournage d’un film. […] Ma tente était grande, confortable et fraîche, et je ne mis pas longtemps à tomber dans les bras de Morphée. Lorsqu’une sirène me réveilla, le soleil était déjà levé et il faisait déjà chaud. Après le petit-déjeuner, je regardai aux alentours. De l’activité partout. […] Un kilomètre plus loin se tenait une autre ville similaire, appelée Barba. Je m’en suis émerveillé et posai mille questions sur les difficultés de trouver de la nourriture, de l’eau et autres provisions quotidiennes pour cette armée de travailleurs au milieu de Nulle Part, dans ce No Man’s Land. Puis on me présenta au maire de la ville, qui s’avérait être Henry King, le réalisateur de ‘Stella Dallas’, puis à la belle Vilma Banky, juste à côté de Ronald Colman, et à environ 600 autres ‘citoyens’ de cette ville. Ce jour-là, je les regardai tourner quelques scènes sous un soleil brûlant dans ce vaste désert. A la nuit tombée, ils nous offrir des projections cinématographiques et tous les citoyens étaient présents. Et quels citoyens ! La plupart d’entre eux étaient natifs des environs, tous soigneusement choisis par Henry King pour des rôles dans le film. Quel beau spectacle de les voir tous rassemblés, assis sur le sol, à se regarder eux-mêmes sur l’écran. Montagnards, cowboys, Indiens, trappeurs et éleveurs de toutes sortes, les spécimens les plus étranges que j’ai jamais vu. Ils n’avaient jamais vu une caméra de leur vie avant d’être amenés ici pour jouer les citoyens de cette ville-champignon. Quand vous les verrez sur l’écran, vous vous direz qu’ils sont de grands, très grands acteurs – bruts, crus, mais parfaitement naturels ; et que même Wallace Beery lui-même n’aurait pu faire mieux. Non seulement ils collaient à leurs rôles et les interprétaient très bien, mais ils étaient littéralement les personnages.
Je n’étais pas tout à fait sûr que Mr. Goldwyn n’ait pas commis une erreur en dépensant près d’un million de dollars pour construire une ville dans ce maudit désert juste pour quelques scènes dans un film, jusqu’à ce que je découvre le résultat sur un écran. Le produit fini dissipa tous mes doutes. Toutes les énormes dépenses, les sacrifices et les souffrances endurées m’apparurent totalement justifiées. ‘The Winning of Barbara Worth’ n’était pas entièrement monté et titré lorsque je l’ai vu, mais s’il tient ses promesses, ce sera un carton mondial. Il s’agit d’un morceau de l’Histoire de notre développement national, qui suit l’époque de la conquête de l’Ouest, et en cela le film est plus qu’un simple divertissement.
Cet éditorial ne sert pas qu’à faire les louanges de ‘The Winning of Barbara Worth’, mais à attirer l’attention sur le fait que les films entrent dans une nouvelle ère – une ère où rien n’est trop bon, trop grand, trop colossal ou trop audacieux pour un producteur si cela lui assure la perfection du cinéma moderne. »18
PLUS GRAND QUE NATURE
Lorsqu’Eugene Brewster parle ici de « conquête de l’Ouest », il utilise en réalité une expression typiquement américaine, la « Covered Wagon epoch », soit « l’époque des chariots bâchés », ces véhicules tirés par des chevaux ou des boeufs et utilisés pour traverser le pays d’Est en Ouest, jusqu’en Oregon et en Californie, permettant à des milliers d’immigrants de se protéger des conditions climatiques parfois extrêmes et des attaques d’Indiens de toutes sortes. Mais cela fait également référence à un film intitulé The Covered Wagon (La caravane vers l’Ouest en français), réalisé par James Cruze en 1923 pour la Paramount, et qui s’avère être ni plus ni moins que le premier western de grande envergure, une « fresque épique [qui] demeure l’un des premiers classiques du genre. »19
Enorme succès au box-office qui remet le western sur le devant la scène, La caravane vers l’Ouest prouve ainsi que le genre peut être ambitieux, démesuré et qualitatif, et sera suivi en 1924 par Le cheval de fer (The Iron Horse) de John Ford pour la Fox et The Pony Express en 1925 du même James Cruze.
La conquête de Barbara Worth veut donc s’inscrire dans cette lignée de westerns plus grands que nature, et qui n’ont pas peur de se confronter à cette Nature comme le firent les pionniers, dont le dernier représentant de l’ère muette est peut-être l’incroyable La piste de 98 (The Trail of ’98) de Clarence Brown en 1928.
Si le film d’Henry King ne possède pas de séquences grandioses d’attaque indienne, de chasse aux bisons ou de poursuite en train à vapeur, il mise sur son climax absolument dantesque pour en mettre plein la vue et sortir du lot. C’est donc Ned Mann, responsable des effets visuels, qui est chargé de coordonner la séquence d’inondation finale, « remarquablement recréée […] dans le désert de Black Rock, Nevada, et à l’Imperial Valley, Californie »20, toujours aussi impressionnante aujourd’hui et qui pourrait en remontrer à n’importe quel film de Roland Emmerich.
Mann commence alors tout juste sa carrière, n’ayant officié que sur Don X, fils de Zorro avec Douglas Fairbanks l’année précédente, et la réussite de cette séquence inoubliable lui permettra de travailler par la suite sur l’Arche de Noé de Curtiz en 1928, Le dirigeable de Capra, le visionnaire La vie future de Menzies ou encore Miracle à Milan de Vittorio De Sica, faisant de lui « le plus grand expert en matière de trucages. »21
Malgré ces conditions de tournage difficiles, ainsi que les blessures superficielles de Vilma Banky (en tombant de son cheval) et beaucoup plus graves de l’acteur William ‘Billy’ Patton (plusieurs côtes cassées et le dos disloqué lorsqu’il est passe sous les roues d’un « buckboard », ces automobiles très répandues aux USA à la fin du XIXème siècle), le tournage se poursuit dans les studios de Samuel Goldwyn à Hollywood jusqu’au mois d’août 1926.
LA CONQUÊTE DES ÉCRANS DE BARBARA WORTH
La première du film a lieu le 14 octobre 1926 au Forum Theatre de Los Angeles. Henry King n’est pas présent ce soir-là car il est déjà reparti sur les routes, en l’occurrence celles de Mexico, à la recherche des lieux de tournage de son prochain film intitulé La flamme d’amour (The Magic Flame), qui mettra en scène le même duo Banky-Colman pour le compte de Samuel Goldwyn.
Les critiques sont plutôt positives et élogieuses, on parle d’une « excellente histoire racontée de façon dramatique et convaincante »22, on loue « la beauté des images et de la lumière »23, on s’émerveille devant le « climax exceptionnellement excitant et vraiment merveilleux»24 et le jeune Gary Cooper semble faire grande impression. Goldwyn fera d’ailleurs l’erreur de le laisser partir pour rejoindre la Paramount.
Le succès public semble également être au rendez-vous, le film « bat tous les records »25 au Criterion Theatre de Los Angeles et au Liberty Theatre de Kansas City, on parle de lui comme d’un « money maker »26 qui « attire les foules »27. A la fin de l’année 1926, Samuel Goldwyn part dans l’Est du pays avec son épouse et Vilma Banky pour présenter le film un peu partout. A son retour en janvier 1927, il est fier de déclarer qu’il vient de « réaliser l’année la plus rentable depuis qu’[il] est devenu un producteur indépendant », et cela même si le film lui a coûté presque un million de dollars, très grosse somme pour l’époque. On peut donc en déduire que La conquête de Barbara Worth a rencontré son public, remboursé son budget, et même fait gagner beaucoup d’argent au studio.
Le film sort ensuite un peu partout dans le monde, notamment en Allemagne, en Finlande, en Hongrie, au Royaume-Uni ou encore au Danemark, et est exploité en France à partir de la fin d’année 1926 sous le titre Barbara, fille du désert.
Là encore, la presse est plutôt unanimement élogieuse, on parle de « chef-d’œuvre cinégraphique »28, de la « plus belle production de l’heure actuelle »29 et l’on loue la « mise en scène formidable, des tableaux tumultueux et saisissants »30 de cette « super production de grande valeur qui a tenu l’affiche sur le boulevard à Paris dans un cinéma pendant plus de cinq mois sans interruption »31.
Les deux acteurs principaux ne sont pas en reste de ces éloges : « Ils y sont remarquables d’intelligence, de force dramatique et persuasive. Vilma Banky est certainement l’artiste d’Amérique qui a les plus beaux ‘plans’ du monde. Certains de Barbara, fille du désert sont des chefs-d’œuvre de suavité photographique »32 ; « Vilma Banky, jeune fille accomplie et splendide amazone, jette sur ce film une grâce délicieuse, quant à Ronald Colman, il est et reste… le Colman des grands films d’aventures, d’audace, de droiture et de bonté »33 ; ou encore « à la tête d’une nombreuse et très homogène distribution, Ronald Colman et Vilma Banky se révèlent comédiens irréprochables.»34
Bien entendu, et bien heureusement, tout le monde n’est pas du même avis, comme le témoigne cette critique négative : « Ce drame où le mouvement et la lumière ne sortent pas de l’ordinaire opulent. C’est convenable, sans plus, parce que le scénario manque d’ingéniosité ou d’intérêt. On regarde sans émotion ces paysages immenses et les photographies agréables d’interprètes connus, surtout de Vilma Banky.»35
Pour terminer sur une note positive, citons mots pour mots cet article dithyrambique écrit par Sabine Bernard-Derosne, journaliste, écrivain et traductrice, paru dans la revue La critique cinématographique du 20 août 1927 : « Des monts mystérieux du Colorado, Barbara fille du désert nous arrive précédée d’une élogieuse réputation et d’une excellente presse. Ses succès en Amérique et en Angleterre ont consacré la notoriété de son metteur en scène, Henry King, et augmenté encore la faveur dont jouissent désormais ses deux inséparables interprètes, Vilma Banky et Ronald Colman. […] Il y a un ‘clou’ saisissant et de l’effet le plus sûr : une inondation foudroyante devant laquelle s’enfuit une population affolée et qui balaye, emporte tout sur son passage. […] Ah ! si l’Amérique ne nous envoyait jamais que des films de cette qualité ! L’harmonieux arrangement des images, les trouvailles pittoresques du détail, la merveilleuse simplicité du jeu des acteurs et la luminosité extraordinaire de la photographie sont vraiment, ici, dignes de tous éloges. »
Difficile de rajouter quelque chose derrière cela, aussi nous contenterons nous d’illustrer ces paroles par quelques images du film lui-même, à notre avis de toute beauté.
1 Exhibitor Herald – 7 juillet 1923 – p.105
2 Variety – 29 août 1913 – p.32
3 New York Clipper – 13 septembre 1913
4 idem
5 Close-Up – 20 janvier 1923 –p.5
6 Camera! – 10 mars 1923 – p.15
7 Exhibitors Trade View – 2 juin 1923 – p.25
8 Caméra! – 15 septembre 1923 – p.15
9 Moving Picture World – 6 octobre 1923 – p.505
10 Exhibitors Herald – 7 février 1925 – p.34
11 Moving Picture World – juillet 1925 – p.346
12 Photoplay – novembre 1926
13 American Cinematographer – octobre 1926 – p.6
14 Exhibitors Herald – 10 juillet 1926 – p.50
15 Motion Picture Magazine – janvier 1927 – p.108
16 Motion Picture Magazine – octobre 1926 – p.5
17 Motion Picture Classic – septembre 1926 – p.61-91
18 Motion Picture Magazine – octobre 1926 – p.5-6
19 Encyclopédie du western – Patrick Brion – p.29
20 Encyclopédie du western – Patrick Brion – p.33
21 Stars & Films of 1937 – Stephen Watts – p.104
22 Motion Picture Magazine – janvier 1927 – p.60
23 Moving Picture World – 4 décembre 1926
24 idem
25 Exhibitors Herald – 11 décembre 1926 – p.10
26 idem
27 Motion Picture News – 1 juillet 1927 – p.2258
28 Le journal du midi – 16-10-1927
29 Le journal du midi – 10-10-1927
30 Le journal – 19-08-1927
31 La tribune du Libournais – 27-11-1928
32 Ciné – 01-09-1927 p.16
33 La vie Montpelliéraine et régionale – 24-09-1927 –p.10
34 Le journal – 19-08-1927
35 Le populaire – 31-08-1927