The Office Wife – Lloyd Bacon – 1930
Résumé :
Lawrence Fellowes, à la tête d’une grande maison d’édition, voit sa secrétaire démissionner car celle-ci n’a pas supporté que son patron, dont elle est secrètement amoureuse, lui annonce son mariage prochain. C’est donc Anne Murdock qui est choisie pour être sa remplaçante.
Connaitra-t-elle le même destin ?
Contexte :
En cette année 1930, le cinéma est en pleine mutation : la révolution sonore est en marche et modifie toute l’industrie cinématographique. L’émergence de ce qu’on nomme à l’époque les talkies est grandement due au studio Warner, qui invente quasiment dans la foulée la comédie musicale en 1933 avec 42ème rue (42nd Street) et Prologues (Footlight Parade), deux films réalisés par Lloyd Bacon.
D’abord acteur dans les années 10 et 20, notamment aux côtés de Charlie Chaplin, Bacon change de casquette et endosse celle de réalisateur en 1926, alors que le cinéma muet vit ses derniers moments. Sa longue carrière s’étale jusqu’en 1955, avec une filmographie de près de 100 films ! Qualifié de « tâcheron prolifique » par Tavernier et Coursodon dans leur ouvrage 50 ans de cinéma américain, Lloyd Bacon reste un cinéaste très mésestimé dont une grande partie de la filmographie reste inaccessible.
La découverte de The Office Wife, film très intéressant et brillement mis en scène, ne donne pas raison aux deux critiques de cinéma français dont l’avis nous semble bien péremptoire.
Tiré d’un serial littéraire écrit par Faith Baldwin et publié dans le magazine Cosmopolitan, l’adaptation pour le grand écran est confiée à Charles Kenyon, scénariste chevronné qui a déjà quinze ans de carrière derrière lui et auteur de scripts pour Maurice Tourneur, William Wellman, Tod Browning ou encore John Ford.
The Office Wife est un de ses premiers travaux parlants, et la qualité de ses dialogues lui vaudra d’être régulièrement appelé pour intervenir sur les dialogues de nombreux scénarios. On retrouvera ensuite son nom sur des films comme L’ange Blanc de Wellman, Man Wanted de Dieterle ou encore Mandalay de Curtiz.
A noter que The Office Wife, en bon early talkie, est tourné avec le système Vitaphone, commercialisé par les frères Warner, qui propose de coupler chaque galette de film avec un disque sur lequel est gravé la piste sonore, diffusé dans la salle de cinéma par un phonographe. Un procédé alors à la pointe de l’innovation, qui fera passer la Warner Bros. du statut de petite compagnie à celle de super puissance. Le système sera finalement abandonné en 1930 lorsque sera mis au point l’enregistrement de la piste sonore directement sur la pellicule elle-même.
Pour interpréter le rôle d’Anne Murdock, jeune secrétaire comme il en existe des milliers, c’est Dorothy Mackaill qui est choisie. Actrice d’origine anglaise, Mackaill émigre aux USA au début des années 20, où elle se lie d’amitié avec Marion Davies (Mirages). Star du muet, elle tourne dans une quarantaine de films jusqu’au passage au parlant et met un terme à sa carrière sur le grand écran en 1937. Parmi sa filmographie, on ne peut s’empêcher d’évoquer La fille de l’enfer (Safe in Hell) de William Wellman en 1931, incroyable film poisseux, d’une noirceur absolue, l’un des meilleurs du cinéaste.
Face à elle, le comédien Lewis Stone incarne Lawrence Fellowes, puissant mais jamais tyrannique patron d’un âge déjà avancé. Célèbre pour avoir joué dans Le prisonnier de Zenda en 1922 et son remake en 1952, Lewis Stone a déjà plus de 45 ans au moment du tournage. Acteur fétiche de Clarence Brown, avec qui il tourne une dizaine de films, on le retrouve aussi devant la caméra de Lubitsch et Capra, et tient le rôle principal d’une série de neuf films dans lesquels il incarne le juge Hardy de 1939 à 1944.
Enfin, côté casting, on trouve Joan Blondell, ici dans un second rôle, celui de la sœur d’Anne. C’est d’ailleurs le premier long-métrage dans laquelle elle apparaît, et elle enchaînera ensuite les seconds rôles chez William Wellman dans Other Men’s Women et L’ange blanc (Night Nurse) l’année suivante, avant d’accéder à la célébrité grâce à Lloyd Bacon en 1933 avec l’incontournable Prologues. Elle tournera plus tard sous la direction d’Elia Kazan dans Le lys de Brooklyn en 1945, puis chez Robert Wise, Michael Curtiz, jusque dans les années 70 dans Opening Night de Cassavetes et Grease de Randal Kleiser peu de temps avant sa mort.
Un film de jambes
Sorti en 1930, The Office Wife fait parti de ces films que l’on qualifie de pré-code. En 1930, le sénateur William Hayes établit un code pour réguler la production de films et en contrôler le contenu, notamment au niveau de la représentation de la violence et du sexe. Ce code ne sera appliqué qu’à partir de 1934, jusqu’en 1966 avec la sortie du sulfureux Bonnie et Clyde d’Arthur Penn, avant d’être abandonné et remplacé par le système de classification des films par tranche d’âge, comme c’est toujours le cas aujourd’hui.
Ainsi, les films américains produits entre 1930 et 1934 font partie d’un ensemble que l’on nomme communément aujourd’hui l’ère pré-code, une période relativement courte durant laquelle les films jouissent d’une certaine liberté dans les thèmes abordés et leurs représentations à l’écran. S’il n’est pas question de violence, de drogue ou de blasphème dans le film de Bacon, la sexualité et la séduction sont en
revanche au cœur du film.
Extrait du code Hays :
« Le corps humain ne sera pas exposé de façon indécente ou excessive. »
The Office Wife se fait un plaisir d’aller contre ce principe de censure, et de faire des jambes féminines le motif central, du moins récurrent, du film. L’intention est claire dès la première séquence, dans laquelle le patron commande à un auteur une série de textes intitulés The Office Wife sur les secrétaires particulières dans le monde du travail : « Un homme choisit sa secrétaire intelligemment. » dit-il. Ce à quoi l’auteur rétorque : « Je ne crois pas ! Il regarde d’abord ses jambes, puis il respire son parfum, puis il examine son visage, et si ses jambes lui plaisent encore, il est foutu. »
Arrive ensuite la secrétaire particulière du patron, qui se comporte avec son supérieur comme le ferait une épouse au foyer de l’époque : elle est au petit soin, pense à sa santé, à ses vêtements, et à son estomac aussi. « Vous êtes un bijou. » lui dit Mr Fellowes. Par ses petites mimiques, on sait immédiatement que la secrétaire est amoureuse de son patron, et lorsque celui-ci lui annonce qu’il va bientôt se marier, c’est le choc et elle tombe dans les vapes. La pauvre n’est pas son épouse, mais bien seulement son « épouse de bureau ».
La divorce démission est donc inéluctable.
Il faut alors trouver une nouvelle femme secrétaire au patron, et c’est donc Anne Murdock qui est choisie par le numéro 2 de la boîte, Mr McGowan : « Anne, ceci est grâce à votre travail. Le charme compte, mais vous avez ce poste grâce à votre cerveau. Ne l’oubliez pas. »
Pourtant, lors de sa première rencontre en face à face avec son nouveau mari patron, Anne se comporte comme elle le ferait pour un premier rendez-vous galant. Elle se remaquille, ajuste ses cheveux, et choisit judicieusement une place qui permettra à Mr Fellowes de pouvoir admirer ses jambes croisées. Anne, face caméra, se permet même de relever sa jupe de quelques centimètres au-dessus de ses genoux, et Lloyd Bacon de se permettre quant à lui un plan serré sur ces jambes dénudées.
On croirait presque voir Sharon Stone 60 ans plus tard dans la fameuse scène de Basic Instinct.
Un petit peu plus tôt dans le film, une autre séquence mise sur l’érotisation des jambes féminines, mais en jouant cette fois-ci sur le hors champ et sa puissance d’évocation. En effet, un long plan de plus d’une minute va suivre les pieds de Katherine Murdock, la sœur et colocataire d’Anne, de son réveil dans son lit à son déshabillage jusque dans le bain.
On ne voit donc que les pieds, à peine les mollets, mais lorsque les vêtements de Joan Blondell glissent au sol et qu’elle se met à faire des mouvements de gymnastique devant sa baignoire, totalement nue, le pouvoir fantasmatique est à son comble.
Difficile de résister à la tentation de montrer ici ce plan incroyablement osé pour l’époque :
Il y a des films de fesses, des films de poitrines, The Office Wife est définitivement un film de jambes. Un film de genoux, même.
En revanche, Bacon opte pour une approche inverse lors d’une séquence de dialogue entre les deux soeurs Murdock, abandonnant l’érotisation et le glamour tandis que Joan Blondell – encore elle ! – enfile ses bas.
Ici, l’approche est plus brute, plus « naturaliste », car il n’est pas question de séduction entre les sœurs. Ce sont juste deux jeunes femmes, avec leurs corps, leurs vêtements, leur routine. Et c’est peut-être, paradoxalement, cette séquence qui est la plus osée du film. Cette volonté de montrer le corps d’une femme telle qu’il est, sans avoir recours au fantasme, comme si le spectateur était invité à voir « la réalité » brute et sans fard.
Cette avalanche de plans coquins et osés, qui mettent à nu le corps féminin, pourrait paraître très machiste. Mais il n’en est rien dans le discours du film, car finalement, Mr Fellowes ne tombe pas sous le charme d’Anne en raison de ses jambes, mais bien par sa personnalité et l’intimité qui se créée entre eux au fil du temps.
« J’ai été promue grâce à mon cerveau, et non mon apparence. », lâche Anne à sa sœur.
Le bruit des touches métalliques le soir au premier étage
The Office Wife ne se contente pas d’être sulfureux sur la question de la représentation du corps féminin, mais également sur celui des sentiments et du couple.
Autres extraits du code Hays :
« L’importance de l’institution du mariage et l’importance de la famille sont primordiales [et les films] ne doivent pas suggérer que la promiscuité sexuelle est quelque chose de normal. »
« L’adultère […] ne doit pas être présenté explicitement, ou justifié, ou présenté d’une manière attrayante. »
Il est pourtant bien question de tout ça dans le film, avec d’un côté l’épouse de Fellowes qui trompe allègrement son mari, de l’autre son mari qui la trompe avec Anne Murdock, qui elle-même tente de résister à cet amour interdit en se forçant à sortir avec un type qui veut à tout prix la marier.
Bref.
Un gros bordel.
Car passées les tentatives de séductions d’Anne, la voilà qui devient à son tour, jour après jour, son « épouse de bureau ». Elle lui sert son thé, ils mangent ensemble, traînent sous un parasol et travaillent jusque tard dans la nuit.
Un vrai petit couple.
Alors quand vient le baiser entre eux, celui-ci paraît naturel, non déplacé.
Un peu plus tard, lors de la confrontation entre Fellowes et son épouse, Bacon met en boîte une séquence aux dialogues particulièrement justes signés Charles Kenyon. Il est temps de mettre les choses à plat, de révéler les mensonges, les trahisons de chacun. Mais pas question de verser dans le pathos et les crises de larmes. Pas de violons.
Lui avoue avoir été négligeant envers son épouse, de l’avoir délaissée au profit de son travail. Et elle d’avouer avoir « agi comme toutes les femmes qui sont délaissée », en prenant un amant, pour se sentir exister dans les yeux et les bras et les draps de quelqu’un.
« Ce n’est pas plaisant de te l’entendre dire, mais c’est mérité. », répond l’époux, blessé mais lucide. Celui-ci tente un dernier soubresaut, une dernière lueur d’espoir, en proposant d’oublier tout ça et de partir ensemble à l’étranger.
Mais il n’y a pas plus d’espoir. Elle ne l’aime plus. Elle veut divorcer. Et de toute façon, lui est amoureux d’Anne.
« Je crois que tout est dit. », conclut-il.
Cette volonté de ne pas dramatiser à outrance, de ne pas juger les personnages, est tout à fait typique des films pré-codes. A ce titre, la musique est très peu présente dans le film, y compris dans le générique d’ouverture uniquement rythmé par le bruit des machines à écrire.
On peut citer un dialogue là aussi assez savoureux et tout en suggestion à propos de ce bruit de machine à écrire, justement. Lors d’une soirée, madame Fellowes et son amant tendent l’oreille pour essayer de deviner ce qui se passe entre Mr Fellowes et sa secrétaire, à l’étage.
Elle : Tu entends ?
Lui : Il ne se passe rien.
Elle : Quel idiot ! Si tu étais à sa place, y aurait-il de tels bruits ?
Lui : Moins métalliques, je pense.
Elle : Je pense aussi !
Ainsi, l’épouse est déçue de son mari qui, selon elle, devrait être en train de faire grincer le lit avec sa secrétaire plutôt que de lui dicter des lettres ! Le genre de dialogues et de situations qui, lors de l’instauration du Code Hays quatre ans plus tard, ne sera quasiment plus possible dans le cinéma américain dans les trente années à venir.
Conclusion :
Si, selon Tavernier et Coursodon, Lloyd Bacon « est à Michael Curtiz ce que la cuisine de cantine est à un restaurant une étoile », cette mise en bouche de début de carrière qu’est The Office Wife est tout à fait savoureuse et nous ouvre l’appétit sur le reste de sa filmographie.
Le film est disponible ici en DVD chez Warner Bros dans la collection Les trésors Warner – Forbidden Hollywood – Films inédits de l’ère pré-code