Chicago – Frank Urson – 1927
Synopsis :
Une femme au foyer, obsédée par la célébrité, fini par assassiner son amant de sang-froid et, après avoir tenté de contraindre son mari à prendre le blâme, est jugée pour le meurtre.
Test de pas-ternité
Il est difficile de déterminer la paternité exacte de Chicago. Si le film est officiellement réalisé par un certain Frank Urson pour le compte de la DeMille Pictures Corporation, il semble que le célèbre réalisateur des Dix Commandements est largement intervenu dans l’adaptation de cette pièce à succès écrite par Maurine Dallas Watkins en 1926. Cet interventionnisme n’est pas un élément découvert par la suite, mais déjà connu au moment même du tournage du film, comme on peut le lire dans la presse de l’époque : « Une grande partie du crédit revient à C. B. [pour Cecil B. De Mille, ndlr], même si son travail n’est pas directement crédité au générique. Il s’est vivement intéressé à la production dès le début et on peut constater tout au long du film des traces de son influence. »1, ou encore « depuis le début du tournage, De Mille est constamment présent sur le plateau et regarde de très près les rushes quotidiens. Le producteur intervient également et réalise lui-même de nombreuses scènes. »2
Si l’on ne jouera pas au jeu du « qui a fait quoi ? », on ne peut en effet que constater l’influence du réalisateur-producteur sur ce film dont l’intrigue et les personnages particulièrement sulfureux et provocants lui correspondent bien, lui qui n’hésita pas à transgresser les règles morales imposées par le code Hays avec des scènes à la sensualité exacerbée et des métaphores à fort caractère érotique (souvenons-nous avec Louis Delluc de la scène de marquage au fer rouge dans The Cheat où « Sessue Hayakawa imprime son cachet brûlant sur l’épaule violée de Fanny Ward. »)
Frank Urson, le réalisateur officiel du film, ne sort pas non plus de nulle part : il est le bras droit de DeMille depuis plusieurs années. Lors de sa mort prématurée en 1928 des suites d’un arrêt cardiaque alors qu’il se baignait dans le Indian Lake au Michigan, une brève notice de son parcours cinématographique est publiée dans Variety : « Urson était le neveu de E. J. Hite, président de la Thanhauser Film Company, au sein de laquelle il commença sa carrière. Il devint rapidement un expert dans le maniement de la caméra puis s’installa sur la côte en tant que cameraman pour la Fine Arts Company. Il travailla ensuite pour Marshall Neilan, qui le nomma assistant-réalisateur. Urson intégra ensuite la Paramount, où il fut caméraman pour James Cruze sur un certain nombre de films avec Wally Reid. En 1920, Cecil DeMille fit d’Urson sont assistant-réalisateur et depuis lors, il a été son assistant sur tous ses films. »3
Avant de s’attaquer à la réalisation de Chicago, Urson met tout de même en boîte plusieurs films, dont The Love Special en 1921, puis deux films avec le comique Raymond Griffith dont il partage la réalisation avec un certain Paul Iribe, ou encore Almost Human avec Vera Reynolds.
S’il est donc difficile d’accorder clairement les mérites de la mise en scène à Frank Urson ou Cecil B. DeMille, il est en revanche impossible de ne pas louer le travail scénaristique de Lenore J. Coffee qui signe ici une adaptation tout à fait brillante de la pièce éponyme de Maurine Dallas Watkins, elle-même inspirée par les procès de deux femmes meurtrières, Beulah May Annan et Belva Gaertner. En 1924, Annan est acquittée du meurtre d’Harry Kalsted (avant de mourir en 1928 de la tuberculose) et Gaertner est elle aussi acquittée du meurtre de Walter Law. Cette dernière assistera même à la première de Chicago en 1927 avant de mourir en 1965.
Il s’agit là de la première adaptation de cette histoire pour le grand écran, avant le Roxie Hart de William Wellman en 1942 et le Chicago de Rob Marshall en 2002, qui obtiendra même l’Oscar du meilleur film cette année là.
Leonore J. Coffee livre donc en 1927 un script aussi brillant que particulièrement osé pour l’époque, d’un ton satirique qui n’a rien perdu de sa force près de cent ans plus tard. Lors de la sortie du film, le magazine Motion Pictures News écrivait qu’il « aurait été difficile d’imaginer qu’un film comme ‘Chicago’ ait été réalisé il y a quelques années, et il aurait été difficile de le considérer comme un succès à l’époque, mais avec le public plus averti d’aujourd’hui, ses chances sont peut-être beaucoup plus favorables. »4
Et effectivement, cette histoire de meurtrière qui va manipuler son mari, son avocat, le jury, la presse et la société toute entière pour profiter de ce moment de « gloire » connaît un succès retentissant auprès du public, faisant de Chicago l’un des plus gros succès au box-office de la fin du muet. Pourtant, avec un personnage principal comme Roxie Hart, le pari n’était pas gagné.
Une héroïne dévergondée
« Roxie est une créature sans cervelle, immorale et vaniteuse qui, tout au long de l’histoire, ne commet pas un seul acte qui lui vaudrait la sympathie du public. Pourtant, elle est le personnage principal. […] On ne peut pas faire d’une dévergondée une héroïne. »5 Ainsi est décrit à l’époque le personnage de Roxie Hart, interprété avec génie par Phyllis Haver. Cette dernière commence sa carrière cinématographique en tant que bathing beauty pour Mac Sennett, puis joue aux côtés de mastodontes comme William S. Hart, Colleen Moore, Tom Mix ou encore Emile Jannings. Puis DeMille signe avec elle un contrat pour rejoindre son écurie en 1927 et lui offre le premier rôle féminin dans The Fighting Eagle dans lequel elle vole la vedette à Rod La Rocque si l’on en croit le magazine Moving Picture World qui écrit : « C’est le film de Phyllis Haver – sans rien enlever au talent de Rod. »6
Mais c’est bien son rôle dans Chicago qui va faire d’elle « l’une des plus grandes découvertes »7 de l’époque, l’une des actrices les plus en vues du moment. Le risque que prend l’actrice d’interpréter ce personnage tout à fait borderline, l’un de ceux que l’on adore détester, se révèle payant.
Phyllis Haver joue une Roxie Hart sans cesse en représentation d’elle-même, que ce soit auprès de son amant, de son mari, de son avocat ou du jury. Elle joue celle qui joue l’innocente, la brave, la digne, tout en ne pouvant s’empêcher d’être elle-même, à savoir une séductrice cynique et manipulatrice. La séquence dans laquelle son avocat répète sa plaidoirie en demandant à sa cliente d’adopter des poses et des expressions de jeune femme bien sous tous rapports est l’un des joyaux du film.
Mais l’actrice sait aussi être touchante, laissant entrevoir une jeune femme perdue, peut-être même exploitée, par le monde masculin qui l’entoure. La revue The Film Spectator écrivait à propos de l’interprétation de l’actrice lors de la sortie du film : « Phyllis Haver joue Roxie et […] livre une performance de grande valeur […] qui devrait lui valoir d’être reconnue comme l’une de nos rares vraies actrices. […] Son rôle est plein de transitions rapides et à chaque étape, elle est superbe. »8
Malheureusement, cet avenir glorieux sera de courte durée pour l’actrice. Après Chicago, elle tournera dans The Battle of the Sexes de D. W. Griffith, puis face à l’immense Lon Chaney dans ce qui sera le dernier film de l’acteur Thunder, avant de prendre sa retraite dès 1930.
Des jambes comme armes de distraction massive
Dans notre analyse du film de Lloyd Bacon The Office Wife, nous écrivions qu’il y a « des films de fesses, des films de poitrines [et des] films de jambes. » Chicago est assurément un « film de jambes », les plans serrés sur cette partie de l’anatomie féminine étant vraiment très nombreux dans le long-métrage.
C’est que, si Roxie Hart a commis un meurtre avec une arme à feu, son arme de prédilection pour obtenir ce qu’elle veut auprès de la gente masculine reste ses jambes. C’est le cas dès le début, lors de la scène avec son amant, lequel elle espère faire débourser une somme d’argent conséquente pour l’achat de bijoux. Quoi du mieux pour amadouer qu’une longue jambe dénudée ?
Le personnage utilise ce stratagème à plusieurs reprises dans le film, d’abord pour troubler le district attorney, puis son avocat, et surtout le jury – exclusivement masculin ! – chargé de décider de son sort.
Lors de son procès, le réalisateur – quel qu’il soit – met en scène une série de plans qui fonctionnent comme une délicieuse métaphore de l’excitation sexuelle masculine : d’abord, un plan sur les jambes dénudées, qui s’enchaîne par un plan sur les pieds masculins dressés en l’air et gigotant dans tous les sens ; puis un plan sur Roxie qui remet sa robe en place, recouvrant ainsi ses jambes, qui s’enchaîne par un plan sur les pieds masculins qui retombent, mous et flasques.
Roxie les tient tous par le bout… du nez, et va s’en donner à cœur joie, dégainant son arme fatale à tout bout de champ.
Mentionnons enfin une autre séquence très osée qui mêle violence et érotisme : « Frank Urson promet d’éclipser le combat de ‘The Spoilers’ dans son film ‘Chicago’ pour Pathé. Le combat, opposant Phyllis Haver et Julia Faye, se déroule dans une prison et, de par son réalisme, son humour et son suspense, sera assurément considéré comme un moment fort de cinéma. »9 Et en effet, quel moment fort de cinéma que cette bagarre hargneuse entre deux femmes pendant laquelle leurs jambes nues se croisent, se décroisent, se frottent et s’emmêlent dans tous les sens. S’il semble que cette séquence soit le fruit de la vision de Frank Urson, elle résonne en tous cas fortement avec l’approche à tendance sado-masochiste de Cecil B. DeMille et ses marquage au fer rouge ou sa scène de torture dans The Sign of the Cross.
Et cette bataille aussi épique qu’érotique de se terminer par un carton des plus hilarant, et qui résume à lui tout seul la causticité de cette brillante comédie qu’est Chicago :
1 The Film Spectator – 21 janvier 1928 – p.8
2 Variety – 9 novembre 1927 p.9
3 Variety – 22 août 1928 – p.6
4 Motion Picture News – 30 décembre 1927 – p.2018
5 The Film Spectator – 21 janvier 1928 – p.8
6 Motion Picture News – 5 août 1927
7 The Film Daily – 18 novembre 1927
8 The Film Spectator – 21 janvier 1928 – p.8
9 Exhibitors Herald – 5 novembre 1927 – p.17