Saipan (Hell to Eternity) – Phil Karlson – 1960

Saipan (Hell to Eternity) – Phil Karlson – 1960

mai 11, 2023 0 Par Nicolas Ravain

Synopsis :

L’histoire authentique de l’américain Guy Gabaldon, un enfant orphelin élevé dans les années 30 par une famille nippo-américaine. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, après l’attaque de Pearl Harbor, il intègre le corps des Marines et s’illustre en 1944 durant la bataille de Saipan.

Contexte :

Au cours de l’été 1959, Irving H. Levin annonce la création d’une nouvelle société de production nommée Atlantic Pictures Corp., dont il est le président. La firme acquiert les droits de neufs romans et lance rapidement la production d’un film de guerre racontant les véridiques exploits d’un soldat nommé Guy Gabaldon lors de la Seconde Guerre mondiale contre l’armée japonaise.

D’origine mexicaine, Gabaldon grandit à Los Angeles où il passe une enfance quelque peu mouvementée. Il intègre un gang de rues, puis quitte son foyer à l’âge de 12 ans pour vivre avec une famille japonaise au contact de laquelle il apprend leur langue. Le 22 mars 1943, âgé de 17 ans, il intègre le corps des Marines et est envoyé sur le front un an plus tard pour participer à la bataille de Saipan qui début en juin 1944.

Si ses exploits durant la guerre du Pacifique – Gabaldon déclare avoir fait prisonnier à lui tout seul environ 1.500 japonais ! – sont aujourd’hui remis quelque peu en cause, il n’en reste pas moins un soldat particulièrement courageux et téméraire dont les actions héroïques lui valurent un grand nombre de décorations, en particulier la Navy Cross.

Portrait de Guy Gabaldon

Undated photo provided by Ohana Gabaldon

Il n’en fallait pas plus pour qu’Hollywood s’intéresse à son cas. Cette histoire bigger than life est signée Gil Doud, à qui l’on doit le scénario du Port des passions (Thunder Bay) d’Anthony Mann en 1953 mais aussi, déjà, de L’enfer des hommes (To Hell and Back) qui racontait en 1955 le destin du plus célèbre et du plus décoré des Marines américain : Audie Murphy. Ce traitement passe ensuite entre les mains de deux scénaristes, Ted Sherdeman (L’inexorable enquête de Phil Karlson, Des monstres attaquent la ville) et Walter Roeber Schmidt, qui accouchent d’un excellent script évitant de tomber dans la propagande simpliste et qui n’oublie pas de raconter avant tout le parcours d’un homme confronté à la violence et au racisme tout au long de sa vie.

Tout juste auréolé de l’immense succès de la série Les incorruptibles (The Untouchables) dont il a mis en boîte le pilote, le réalisateur Phil Karlson se voit confier la responsabilité de porter à l’écran cette histoire pour un budget relativement dérisoire de 800.00$ (« Je défie n’importe quelle compagnie de faire ce film pour 5.000.000$ aujourd’hui. »1 demandait-il en 1973). Plutôt célèbre pour ses westerns (Black Gold, La ruée sanglante, Le salaire de la violence) et ses films noirs avec John Payne (Le quatrième homme, L’affaire de la 99ème rue ou Les îles de l’enfer), Phil Karlson a derrière lui une solide expérience, Saipan étant son 37ème long-métrage en quinze ans de carrière !

Malgré cela, il s’agit pour le cinéaste alors âgé de plus de 50 ans de se lancer dans la réalisation de son premier film de guerre, genre qu’il retrouvera à nouveau dix ans plus tard dans L’assaut des jeunes loups (Hornets’ Nest) en 1970 qui voit un Rock Hudson moustachu se la jouer Rambo en Italie aux côté d’une bande de gamins décidés à anéantir du S.S.

« Chaque film à succès que j’ai fait était basé sur une histoire vraie. Bien sûr, beaucoup d’éléments fictionnels entrent en jeu, mais l’idée principale est véridique. Le dernier film que j’ai fait pour Allied Artists, il y a trente ans, intitulé Hell to Eternity, est l’un des plus importants que j’ai jamais tourné, parce qu’il parlait de la véritable histoire des Nisei [terme désignant aux USA les enfants des premiers émigrants, né à l’étranger, ndlr]. Mais Allied Artists n’y voyait qu’une bonne histoire de guerre à porter à l’écran pour un budget limité. Ils n’avaient aucune idée de ce que j’étais en train de faire. »2

in Boxoffice – 6 mars 1961 – p.165

En effet, Saipan est une production issue du studio Allied Artists, fondé en 1931 par W. Ray Johnston et Trem Carr sous le nom de Monogram Pictures et spécialisé dans les petites productions à très bas budget au sein de laquelle Karlson fait ses débuts en 1944 et pour lequel il tourne près d’une quinzaine de longs-métrages avant de rejoindre la Columbia en 1948 : « Il était beaucoup plus agréable de tourner avec ces petits studios parce qu’on n’avait pas à s’inquiéter de toutes sortes de comités. Quand ils vous donnaient un projet, vous en étiez le seul responsable. Vous le tourniez, et personne ne venait vous dire quoi faire. Ils ne pouvaient pas s’offrir tous ces types qui débarquent et vous disent ‘venez, discutons de ceci et cela’. Quand vous travaillez pour un gros studio, il y a un producteur, un assistant producteur, un producteur exécutif, et comme ça jusqu’en haut de la pyramide. »3

Après plus de 15 ans d’existence et de notables profits, la Monogram souhaite développer des films de plus grande envergure et créé dans cette optique la branche Allied Artists en 1947, pour laquelle Karlson tourne l’un de ses premiers projets personnel, Black Gold. Dirigée par Walter Mirisch, cette branche de la firme signe alors avec des réalisateurs prestigieux comme William Wyler, John Huston ou encore Billy Wilder, remporte d’immenses succès publics et critiques ainsi que plusieurs récompenses, si bien que son nom va alors remplacer celui de la Monogram à partir de 1953.

 

Logos de Monogram et Allied Artists

 

En 1960, son président Steve Broidy annonce lors de leur convention de vente nationale à Chicago que la firme est sur le point de concrétiser « sa transition vers une politique de films à gros budget »4, et que les seules « exceptions futures à cela seront sur des sujets inhabituels dans la catégorie des budget moyens mais dont les fortes qualités de mise en scène offrent la promesse d’un grands succès auprès du public »5, citant comme exemple le film de Phil Karlson alors en plein tournage.

La firme prédit même que Saipan, dont la sortie est prévue pour le mois d’août, sera sûrement leur « plus gros succès depuis Friendly Persuasion »6, film réalisé par William Wyler en 1956 avec Gary Cooper et sorti en France sous le titre La loi du seigneur.

Steve Broidy de chez Allied Artists

de gauche à droite : Sandy Abrahams (chef de la publicité), Steve Broidy, Ed Morey (Vice président) et Morey R. Goldstein (responsable des ventes) lors de la convention d’Allied Artists en 1960 – in Film Bulletin du 9 mai 1960

Pour signer la photographie du film, Phil Karlson fait embaucher Burnett Guffey, avec lequel il a déjà travaillé à plusieurs reprises sur L’inexorable enquête, Coincée, Les frères Rico, Un direct au coeur ou encore Matt Helm. Guffey Ayant commencé sa carrière dans les années 40 sur des séries B de Lew Landers, William Berke, Henry Levin ou encore Joseph H. Lewis (Le calvaire de Julia Ross), Guffey accède ensuite à de plus grosses productions la décennie suivante et remporte son premier Oscar pour son travail sur Tant qu’il y aura des hommes (From Here to Eternity) de Fred Zinnemann en 1953, film qui évoque déjà l’attaque de Pearl Harbor en toile de fond. En 1956, Guffey filme déjà la guerre contre les japonais dans L’enfer du Pacifique (Battle Stations) de Lewis Seiler, filmé du côté maritime.

Comme il en sera question plus longuement par la suite, le travail du directeur de la photographie sur le film de Phil Karlson est tout à fait admirable, novateur et particulièrement « réaliste ».

Affiche du film L'enfer du pâcifique

Avant de partir tourner sur place à Okinawa, reste à constituer le casting. Le premier quart d’heure du film racontant une partie de l’enfance de Gabaldon, c’est donc l’acteur enfant Richard Eyer qui est choisi. Celui-ci commence sa carrière au début des années 50, à peine âgé de 7 ans, et sera à l’écran le fils de Fredric March dans La maison des otages en 1955, le fils de Gary Copper dans La loi du seigneur, le fils de Virginia Mayo dans Sur la piste des Comanches ou encore le génie facétieux dans Le 7ème voyage de Sinbad.

Absolument prodigieux de justesse, de hargne et de spontanéité dans Saipan, on peut regretter que le film soit sa dernière apparition sur grand écran, lui qui se tourne ensuite vers la télévision avant de mettre un terme à sa carrière d’acteur en 1967. A noter qu’Eyer est, à ce jour, toujours vivant.

Richard Eyer dans Saipan

C’est l’acteur Jeffrey Hunter qui se glisse dans la peau du Guy Gabaldon adulte. Pourtant âgé de plus de trente ans et n’ayant rien d’un type d’origine mexicaine ayant trainé dans les gangs de L.A, Hunter n’en demeure pas moins tout à fait convaincant dans le rôle de ce jeune homme tête brûlé et déchiré entre deux nationalités, lui qui a servi dans la Navy durant la Seconde Guerre mondiale.

De son vrai nom Henry Herman McKinnies, l’acteur se voit changer son patronyme par le patron de la Fox Darryl F. Zanuck lorsqu’il signe un contrat avec le studio le 1er juin 1950. Vite remarqué, Jeffrey Hunter tourne plusieurs fois devant la caméra de John Ford (La prisonnière du désert, La dernière fanfare, Le sergent noir) et de Nicholas Ray (Le brigand bien-aimé, Le roi des rois) et retrouvera ensuite Karlson sur son film suivant Key Witness. Après un détour par l’Europe où il sera notamment le pistolero Ringo dans Ringo cherche une place pour mourir, l’acteur meurt prématurément à 43 ans en 1969 des suites d’une chute dans les escaliers provoquée par une hémorragie cérébrale.

Jeffrey Hunter dans Saipan

Le personnage de Guy Gabaldon est accompagné de deux acolytes dans le film, le Sergent Bill Hazen et le Caporal Pete Lewis. Le premier, très masculin, autoritaire et sûr de lui, est joué par David Janssen, que l’on a pu voir avant dans Les boucaniers de la Jamaïque, Le culte du cobra ou L’enfer des hommes et qui retrouvera Jeffrey Hunter en 1961 dans L’étau se resserre (Man-Trap) avant d’incarner le mythique Dr Richard Kimble dans 120 épisodes de la série Le fugitif entre 1963 et 1967. Lui aussi meurt prématurément d’une crise cardiaque à l’âge de 48 ans.

David Janssen dans Saipan

Le deuxième acolyte de Gabaldon, à l’inverse plus réservé et tendre, est interprété par l’acteur Vic Damone, également chanteur tendance crooner, plus habitué à jouer des cordes vocales dans les comédies musicales de Stanley Donen et Vincente Minnelli que de la mitraillette sur le champ de bataille. Saipan est d’ailleurs sa dernière apparition au cinéma, lui qui se tournera ensuite vers la télévision avant de mettre un terme à sa carrière d’acteur à la fin des années 70.

Vic Damone dans Saipan

Avant d’évoquer le personnage féminin du film – et quel personnage ! – il nous faut dire quelques mots sur la présence au générique du mythique Sessue Hayakawa dans le rôle du Général Matsui de l’armée Japonaise. Immense star durant la période du muet, seul acteur masculin asiatique dont le nom était en tête d’affiche de plusieurs productions américaines, Hayakawa tourne sous la direction de Thomas H. Ince et Cecil B. DeMille puis, victime du racisme anti-japonais grandissant, il fuit les USA pour tourner en France sous la direction de Max Ophüls et Marcel L’Herbier. Après la guerre, l’acteur retourne à Hollywood et renouera avec le succès grâce à son rôle du Colonel Saito dans Le pont de la rivière Kwaï de David Lean en 1957 qui lui vaudra une nomination à l’Oscar du meilleur second rôle.

Une fois encore, il est tout à fait impérial dans le film de Phil Karlson, d’un charisme écrasant, et son visage buriné, fascinant, porte en lui des décennies d’excès en tous genre.

Sessue Hayakawa dans Saipan

Affiche de films avec Sessue Hayakawa

A noter que l’épouse de Sessue Hayakawa, Tsuru Aoki, avec qui il est marié depuis 1914 et qui fut sa partenaire à l’écran du temps du muet, joue également dans Saipan, en l’occurrence le rôle de la mère adoptive de Guy Gabaldon.

Terminons ce tour d’horizon du casting principal avec le très intéressant, ambigu et diablement sexy personnage féminin de Sheila Lincoln, génialement interprété par Patricia Owens. Ne bénéficiant que d’un temps limité à l’écran – il n’est pas question d’histoire d’amour dans le film – elle est au centre de l’attention du trio durant deux séquences, dont une de striptease aussi torride que musclée sur laquelle nous reviendrons plus loin.

La carrière de Patricia Owens, qui n’a jamais accédé au rang de star, commence dans les années 40 où elle tourne principalement dans des séries B. L’actrice se fera un petit nom parmi les amateurs de bandes horrifiques des années 50 en tournant dans un film de Terence Fisher et dans La mouche noire aux côtés de Vincent Price. Elle partage déjà l’affiche avec Jeffrey Hunter en 1957 dans Les sensuels (No Down Payment) de Martin Ritt et donne la réplique à Marlon Brando dans le Sayonara de Joshua Logan la même année. Après son apparition dans Saipan, elle tourne pour la télévision (Les incorruptibles, Gunsmoke, Lassie) avant de mettre un terme à sa carrière en 1968.

Affiches de films avec Patricia Owens

 

LA VIE EST UN COMBAT

Dès la première séquence du film, tout est dit du caractère et de la façon dont Guy Gabaldon va vivre sa vie, lui qui vient d’être présenté comme un « fighting man » dans le carton suivant le générique : il avance, d’un pas décidé, pour aller se battre avec un camarade d’école. L’autre a beau être plus grand et plus costaud, Gabaldon n’en a cure, il lui rentre dans le lard à lui décrocher la mâchoire.

Par la suite, chaque période de sa vie, et du coup chaque partie du film, va contenir une séquence d’affrontement à mains nues. Ainsi, devenu jeune homme, il s’en prend violemment à un type qui dénigre la jeune femme aux origines nippones qui l’accompagne, bagarre qui sera interrompue par l’annonce à la radio des événements de Pearl Harbor. Puis, jeune recrue, le voilà qui envoie dans les cordes son officier supérieur. Enfin, il distribuera à nouveau des coups de poings lors de la bataille sanglante en corps à corps à Saipan.

plan tiré du film Saipan

Gabaldon rejoint ainsi une série de personnages masculins des films de Karlson qui portent en eux une certaine violence, du moins pour qui la vie est un éternel combat. On pense bien sûr à John Payne dans L’affaire de la 99ème rue comme nous l’avions évoqué dans notre article, mais aussi à Tab Hunter dans le sublime Salaire de la violence qui ne peut s’empêcher d’entrer en conflit avec tout le monde jusqu’à devenir totalement hors de contrôle ou encore au sheriff interprété par Joe Don Baker dans le bien nommé Justice sauvage.

Il ne s’agit bien sûr pas pour Karlson ne faire l’apologie de la violence, lui qui déclarait que « la violence pour la violence est la chose la plus horrible à faire sur un écran »7, mais bien de mettre en lumière un monde hostile, une jungle sans pitié capable de broyer les humains sans défense. Cette violence omniprésente dans le monde qui entoure le personnage de Gabaldon (ses camarades de classe qui le dénoncent pour un simple vol de pomme de terre, le racisme dont est victime sa famille adoptive, les japonais attaquant les USA…) semble le pénétrer, résonner en lui et le contaminer, jusqu’à lui faire presque perdre la raison. Effectivement, cette accumulation de violence va à un moment le transformer en une sorte de soldat tendance Rambo, agissant seul, menant des expéditions nocturnes et allant jusqu’à vider le chargeur de son arme sur des cadavres en hurlant.

Jeffrey Hunter dans Saipan

C’est que la violence ne fait qu’engendrer la violence, comme le témoigne une des scènes les plus marquantes du film, celle de la falaise aux suicidés. Gabaldon et deux autres soldats arrivent en haut d’une falaise surplombant la mer et, regardant la plage en contrebas, y voient les cadavres de civils japonais venus s’y suicider.

Arrivent alors une vieille femme accompagnée d’un jeune garçon qui s’approchent de la falaise, main dans la main. Gabaldon tente de les dissuader de se jeter dans le vide, les menaçant de son arme, mais rien n’y fait. Choqué et dégouté, il crie ensuite : « J’aurais pu l’arrêter ! », ce à quoi lui répond son supérieur : « Non Guy. Pas avec une arme. »

un plan du film Saipan

 

FILMER LA GUERRE

S’il ne la cautionne pas, Karlson estime en revanche que lorsque la violence est nécessaire, du moins inévitable, alors il faut « la montrer sans détours, telle qu’elle est vraiment. Quand les gens se font tirer dessus, le sang coule. »8 Il y a certes quelques plans sanglants dans Saipan durant les séquences de guerre, mais c’est surtout par son dispositif de mise en scène que va naître la violence des affrontements.

plans gores dans Saipan

Le vétéran de la Seconde Guerre mondiale George J. Mitchell, armé de sa caméra 16mm, part durant trente jours à Okinawa pour mettre en boîte un documentaire sur le tournage du film (ces images existe-t-elle toujours quelque part ?) et nous apprend ainsi plusieurs choses dans son excellent et précieux article intitulé Multiple Cameras Cut Shooting Time of ‘Hell To Eternity’ paru dans la revue American Cinematographer en juillet 1960.

George J. Mitchell sur le tournage de Saipan

George J. Mitchell sur le tournage avec sa caméra 16 mm

Mitchell explique ainsi que le chef opérateur Guffey a sous sa direction trois équipes, l’une dirigée par l’opérateur Andy McIntyre, vétéran lui-même de la bataille d’Okinawa, et les deux autres par des techniciens japonais. Le tournage de la séquence de l’avancée des Marines sur la plage dure trois jours, filmée avec trois caméras Mitchell : « Par exemple, deux caméras, chacune montée avec une focale différente, couvraient l’avancée des Marines tandis qu’ils rampaient sur la plage balayée par les tirs, se mettant à couvert dans les trous d’obus et les débris. Une troisième caméra, équipée d’un téléobjectif ou d’un zoom Som Berthiot, se focalisait sur les bunkers que les Marines prenaient d’assaut. Ce dispositif permettait au réalisateur Karlson d’avoir plusieurs points de vue d’une même scène en une seule prise. De plus, cela renforçait l’impression de réalisme. »

la guerre dans Saipan

sur le tournage de Saipan

En plus des trois Mitchell, une caméra plus petite de la marque Arriflex est utilisée à l’épaule pour filmer des inserts ou des plans subjectifs. Pour la bataille de nuit, plus de 800 figurants japonais sont engagés, dont au moins 25 avaient vraiment servi dans l’armée japonaise durant le conflit. Il faut presque une semaine entière pour filmer cette bataille, les différentes équipes devant être sur place à 4h du matin afin de tout préparer pour un tournage dès l’aube.

sur le tournage de Saipan

Il faut également plusieurs jours de tournage pour mettre en boîte les combats en corps à corps, la séquence étant d’abord tournée avec les trois Mitchell, puis refaite avec l’Arriflex pour mieux être au cœur de l’action. La caméra étant proche des acteurs, ceux-ci ne peuvent pas être doublés, Jeffrey Hunter récoltant ainsi quelques bleus : « Si les coups venaient à sa rencontre, il les acceptait joyeusement comme faisant partie de la scène. »

Malgré le budget relativement bas, Phil Karlson – « qui dirigeait tout cela très calmement depuis le touret d’un véhicule blindé tel un commandant de guerre » – et son équipe parviennent donc à donner naissance à des scènes de bataille d’une grande ampleur mais également « d’une grande cruauté »9 comme le remarque Bertand Tavernier.

sur le tournage de Saipan

sur le tournage de Saipan

 

LA GUERRE DU SEXE

Il faut à présent parler de la scène centrale du film, centrale à la fois de façon temporelle et thématique, à savoir celle du striptease de Patricia Owens qui valut au réalisateur de nombreux problèmes avec la censure et dut subir plusieurs coupes. Certes, la séquence est osée et terriblement sexy, mais elle n’est en rien gratuite car elle s’inscrit parfaitement dans la thématique principale du film, à savoir le combat.

Divisée en deux parties, on y voit d’abord une stripteaseuse asiatique effectuer une danse lascive et suggestive du plus bel effet, faisant monter l’excitation chez les soldats qui crient et s’agitent dans tous les sens.

Un striptease dans Saipan

Mais ce numéro laisse totalement de marbre Sheila Lincoln, une journaliste surnommée « le jupon de fer » par l’un d’entre eux, d’abord toute coincée dans son tailleur et ses cheveux bien attachés. Il est dit plus tôt que tous les hommes de la région ont essayé de coucher avec elle, sans succès. Elle semble être une femme plutôt frigide, distante.

Patricia Owens dans Saipan

Mais en réalité, il n’en est rien. Un volcan se cache sous ces apparences de sainte nitouche. Cela pourrait paraître quelque peu cliché, mais son striptease aussi inattendu qu’hallucinant va être traité comme un affrontement entre elle et Gabaldon. C’est que, comme l’explique l’une des convives présente, Sheila Lincoln « peut avoir qui elle veut, alors du coup personne ne l’intéresse. »

La voilà qui se lève, sur une musique jazzy, et lâche ses cheveux, fait tomber la veste et la jupe. Les trois soldats ne crient plus, ne s’agitent plus, ils sont hypnotisés.

Striptease de Patricia Owens dans Saipan

« Tu la veux ? » demande la convive à Gabaldon qui semble envoûté. « Alors tourne-toi et distribue les cartes. Montre-lui quelqu’un qu’elle ne peut pas avoir. » S’ensuit alors non plus une scène de sexe, mais une scène de guerre, un jeu de pouvoir, de regards. Elle avance, elle recule, elle lui jette un verre d’eau à la figure, il lui fait de même. Mais lorsque Gabaldon lui fait l’affront de lui tourner le dos, donc de ne pas la désirer comme tous les autres, elle devient furie : « Personne ne tourne le dos à Sheila ! »

Les deux protagonistes finiront par se rouler par terre dans un corps à corps musclé, s’agrippant, se griffant, puis s’embrassant. C’est d’ailleurs elle qui attrapera la tête de Gabaldon pour lui donner un baiser, signifiant ainsi sa victoire. Finalement, ce n’est pas vraiment Gabaldon qui a réussi à faire tomber le « jupon de fer », c’est bien elle qui a remporté le combat en réussissant à mettre littéralement le soldat au sol.

baiser entre Jeffrey Hunter et Patricia Owens dans Saipan

Et la séquence de se terminer par un raccord métaphoriquement orgasmique des plus osés, digne du plan final de La mort aux trousses d’Hitchcock l’année précédente avec son train pénétrant dans un tunnel, sauf qu’ici le mouvement est inverse : on suit l’expulsion d’un obus depuis l’intérieur d’un canon dressé en l’air, qui explosera ensuite dans un nuage de fumée.

 

NIPPON NI MAUVAIS

Certes, Saipan est un film de guerre, mais sur deux heures de métrage, les combats dans le Pacifique n’en occupe que la moitié. La première heure permet ainsi de découvrir la personnalité de Guy Gabaldon et de s’attacher en même temps que lui à son entourage d’origine japonaise. Déjà enfant, lors de la première scène de combat, les deux amis qui l’accompagnent et tentent de le dissuader de se battre sont asiatiques. Suite à son altercation, Gabaldon va être pris sous son aile par l’un des professeurs de l’école, Kaz Une (interprété par George Shibata). Ce dernier va découvrir que le jeune garçon est livré à lui-même et va lui proposer de l’accueillir chez lui. C’est ainsi que Gabaldon va grandir et trouver un équilibre au sein d’une famille d’origine nippone, les fameux Niseis dont parlait Karlson. A leur contact, il va apprendre leur langue et leurs coutumes.

A ce propos, la séquence du premier petit-déjeuner de Gabaldon au sein de sa nouvelle famille est assez drôle. « Qu’est-ce que vous prenez d’habitude pour le petit-déjeuner ? », demande le jeune garçon à son ami d’école George en passe de devenir son frère. « Poisson cru et riz. Oeufs de pigeons congelés. Hier c’était du poulpe. Délicieux, surtout avec cette sauce à base d’yeux de poissons. » Et Gabaldon de faire la grimace. Mais lorsqu’il arrive devant la table et y voit des toasts, des céréales et de la confiture, il retrouve le sourire. « Qu’est-ce que tu pensais qu’on mangeait ici ? Nous sommes américains ! », lui dit en riant George.

petit déjeuner dans Saipan

Bien qu’américains, ces citoyens vont être victimes de racisme lorsque le Japon déclare la guerre aux USA en 1941. Comme évoqué plus haut, on s’en prend d’abord à la jeune fille qui accompagne Gabaldon en voiture : « Alors, qu’est-ce que ça fait de fricoter avec l’ennemi ? » lui lâche un pauvre type qui va vite le regretter après avoir reçu quelques droites bien senties par le jeune homme.

Puis, après l’annonce de l’entrée en guerre des USA par le président Roosevelt, dont la voix en off se superpose sur les visages atterrés des membres de cette famille, les deux jeunes hommes vont immédiatement vouloir s’engager pour défendre leur pays mais vont vite déchanter. En effet, Kaz leur explique qu’il a essayé lui aussi de s’enrôler la veille mais qu’on lui a ri au nez, qu’on l’a accusé d’être un espion. « Ils ne veulent pas de nous. Ils pourraient accepter Guy, pas vous deux. »

visages asiatiques dans Saipan

Ironiquement, c’est sa capacité à parler japonais qui va permettre à Gabaldon d’intégrer l’armée, lui qui avait été recalé quelques temps auparavant à cause d’un tympan perforé. D’abord naïf, ne souhaitant que faire office d’interprète, son supérieur va vite le rappeler à l’ordre lors de l’entraînement en lui hurlant qu’il est avant tout ici pour tuer des japonais. Ce conflit interne du personnage, déchiré entre son amour de la culture nippone et son devoir de soldat, va le poursuivre durant tout le long du film, jusqu’à atteindre son apogée lors de la fameuse séquence des suicidés de la falaise. A l’image de la veille dame et de son fils qui s’approchent du précipice pour s’y jeter, Gabaldon y superpose celle de sa mamasan adoptive et de son ami-frère George. C’est que pour lui, tous ces civils sont des membres de sa famille, ils font autant partie de lui que lui fait partie d’eux.

surimpression dans Saipan

Son speech final au général Matsui résume très bien cette idée : « Général, jetez un coup d’oeil à votre armée, voulez-vous ? Ils sont malades, blessés, affamés. Civils, femmes et enfants se jettent à la mer. Ils veulent vivre, tout autant que moi. Ecoutez, j’ai été élevé par des japonais. C’est le seul amour que j’ai jamais connu, et je veux le ressentir à nouveau. Tout comme eux. »

Conclusion :

Le film sort sur les écrans américains le 1er août 1960, soit à peine quinze ans après les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, remporte un grand succès. Le publicitaire William Ornstein conclut un contrat avec le véritable Guy Gabaldon pour que ce dernier accompagne la sortie du film dans quinze villes des USA, durant plusieurs semaines : « Partout où il est apparu, les Marines ont offert leur pleine coopération en matière de publicité et le succès n’en a été que plus grand. »10

Guy Gabaldon accompagne la sortie du film

Guy Gabaldon lors de la sortie du film

Après la guerre, celui que l’on surnomma « The Pied Piper of Saipan » (le joueur de flûte de Saipan) vécut plusieurs années à Saipan, écrivit deux livres, fut honoré par le Pentagone en septembre 2004 avant de mourir d’une maladie cardiaque le 31 août 2006.

De l’enfer à l’éternité, il n’y a qu’un pas.

Quant à Phil Karlson, le succès du film lui donne la possibilité de signer un contrat avec Atlantic Pictures afin de réaliser pour la société trois autres films sur une période de cinq ans. Malheureusement, cela ne se concrétisera jamais, Saipan étant le seul film crédité au nom de cette société dont l’existence fut brève.

Et si l’on peut trouver d’indéniables qualités à quelques films suivant du réalisateur américain comme le sympathique Un direct au coeur (l’un des meilleurs – ou moins pires – film avec Elvis Presley en tête d’affiche) et les déjà cités L’assaut des jeunes loups et Justice Sauvage, il est incontestable que Saipan constitue le dernier grand film de la riche carrière de Phil Karlson.


1 Kings of the Bs, Todd McCarthy et Charles Flynn

2 Idem

3 idem

4 Film Bulletin – 9 mai 1960 – p.17

5 idem

6 Film Bulletin – 27 juin 1960 – p.28

7 Kings of Bs

8 Idem

9 50 ans de cinéma américain – Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon – p.568

10 Film Bulletin – 22 août 1960 – p.22