Fleur de Lotus (The Toll of the Sea) – Chester M. Franklin – 1922 – USA

Fleur de Lotus (The Toll of the Sea) – Chester M. Franklin – 1922 – USA

janvier 24, 2023 0 Par Nicolas Ravain

Résumé :

Fleur de Lotus, une jeune chinoise, découvre le corps inconscient d’un homme qui dérive dans le cours du fleuve. Elle lui porte secours. Il s’agit d’un américain, Allen Carver, qui visite la Chine. Attirée vers lui, elle devient sa maîtresse et Carver lui promet de l’emmener aux USA. Mais les amis de ce dernier l’en dissuadent…

 

Analyse : 

Les films en couleurs existent depuis la création du cinématographe : George Méliès faisait peindre ses fééries images par images, puis Pathé met au point un système de pochoir mécanique dès 1906, et l’on peut également citer les techniques de teintage, de virage, le procédé Kinemacolor (1906) ou encore le Chronochrome (1913), le Dugromacolor (1913) et autres Dufaycolor et Mondiacolor.

Le voyage dans la lune de Méliès et un atelier de coloriage des films

Mais l’Histoire du cinéma a surtout été changée par l’apparition du procédé dit Technicolor, issu de la Technicolor Motion Picture Corporation fondée en 1915 par Herbert Kalmus, Daniel Comstock et W. B. Westcott. Sans rentrer dans de trop précis détails techniques, le procédé est d’abord bichrome et additif : lors du tournage, deux pellicules noir et blanc sont impressionnées en même temps par le biais d’un prisme, l’une derrière un filtre rouge, l’autre derrière un filtre bleu, et lors de la projection, chaque image est projetée au travers de son filtre correspondant. Le premier – et seul film – tourné selon ce procédé est The Gulf Between, de Wray Bartlett Pysioc en 1917, aujourd’hui disparu après un incendie le 25 mars 1961.

images tirées du film perdu The Gulf Between

The Gulf Between – 1917

Trop fragile et nécessitant un matériel spécial, le procédé par addition est abandonné et remplacé par un système soustractif plus simple et précis. C’est donc selon ce procédé qu’est tourné en 1922 ce Fleur de Lotus, produit par la firme Technicolor sous la supervision de l’un de ses fondateurs Herbert T. Kalmus. Même si les spectateurs du monde entier étaient jusqu’ici relativement habitués à voir des films en couleurs, ce nouveau procédé permettant un rendu plus naturel va connaître un certain succès jusqu’au milieu des années 30, avec des films comme Les dix commandements (1923), Le pirate noir (1925), La grande parade (1925), Le Viking (1928) ou encore Masques de Cire (1933), celui-ci étant le dernier à être tourné selon ce procédé.

Le pirate noir et Wax Museum

A gauche Le pirate Noir, à droite Masques de cire

En 1932, la firme met au point un système encore plus précis et sophistiqué dit « trichrome », qui permet notamment de reproduire la couleur bleue, couvrant ainsi tout le spectre colorimétrique. Le premier film utilisant ce procédé étant le court-métrage musical La Cucaracha en 1934 et le plus célèbre et prospère étant Autant en emporte le vent en 1939.

 

Les étapes du Technicolor

Revenons à nos moutons, ou plutôt à nos lotus.

Concernant The Toll of the Sea, il est clair qu’il y a un avant et un après, comme on peut s’en rendre compte en lisant des articles d’époque sur le film : « C’est un véritable exploit dans l’art cinématographique et un film dont on se souviendra et dont on parlera pendant longtemps. »¹ ; « il mérite d’être considéré comme un sérieux pas en avant dans l’industrie »² ; « ce film marque le début d’une nouvelle ère dans le domaine cinématographique »³ ; « une étape révolutionnaire dans la production cinématographique »4 ou encore « marque ce qui est sans doute la plus grande avancée jamais faite en matière de couleur au cinéma. »5

Le travail du directeur de la photo J. A. Ball, qui travail ici directement sous la supervision d’Herbert T. Kalmus, l’un des fondateur du procédé Technicolor, est très réussi et ne manque pas d’impressionner les spectateurs et les critiques de l’époque : « Les effets de couleur obtenus sont tout simplement parfaits par leur richesse de tons et leurs contours nets. L’ancien scintillement des taches colorées sur tout l’écran et l’ancien flou des couleurs ont été entièrement surmontés et dans ce film, les personnages sont si réalistes qu’on s’attend presque à les entendre parler. »6

Le script de cette adaptation plus ou moins fidèle de Madame Butterfly est le travail de Frances Marion, alors la plus célèbre, la plus prolixe et la mieux payée des scénaristes d’Hollywood, à qui l’on doit entre autres les scénarios de Notre héros (Lazybones) de Frank Borzage, La conquête de Barbara Worth (The Winning of Barbara Worth) d’Henry King ou encore Le Fils du Cheik, Le Vent et Le champion. L’histoire de Fleur de Lotus est d’une noirceur et d’un désespoir tout à fait déprimant : un américain met enceinte une asiatique, l’abandonne sans jamais lui donner de nouvelles, revient au pays plusieurs années après accompagné de sa femme pour récupérer son enfant avant que la mère ne se jette dans l’océan pour mourir.

portrait de La scénariste Frances Marion

Frances Marion

Le journal Tribune ne manquait d’ailleurs pas d’écrire à la sortie du film qu’il était fait pour « régaler les yeux et attrister le coeur »7 et The Film Daily parlait de « petite romance pathétique » et de « conte à peu près sympathique »8.

On pourrait alors se dire que le choix de porter cette histoire à l’écran pour le premier long-métrage entièrement en couleurs est une mauvaise idée, du moins pas très vendeuse d’un point de vue commercial, mais ce cadre exotique se prête justement à des expérimentations colorimétriques, comme le remarquait à l’époque plusieurs revues : « l’atmosphère se prête particulièrement bien à la coloration et offre une belle variété de combinaisons »9, « l’histoire en elle-même est secondaire mais offre de splendides opportunités pour le rendu de nombreuses couleurs »10 ou encore « les producteurs ont été avisés de choisir comme sujet une histoire qui se prête à un traitement coloré. »11 En effet, nous sommes loin des mégalopoles américaines pleines de bitume peuplées de gens vêtus de façon globalement terne. Ici, il y a la mer, de l’herbe, des fleurs rouges, des parures de soies vertes et des maquillages très marqués.

images en couleurs tirée de Fleur de Lotus

images en couleurs tirées du film Fleur de Lotus

Pour finir sur la couleur, il faut mentionner le travail de John Shelton Eland, peintre et graveur anglais actif à New-York de la fin du XIXème au début XXème, qui s’occupe ici des intertitres pour lesquels il créé des peintures à l’huile originales.

intertitres du film Fleur de Lotus peints par John Shelton Eland

Ces intertitres sont réalisés au sein de la société spécialisée Waller Studios, comme il en existe des centaines à l’époque. C’est qu’au début de l’Histoire du cinéma, les intertitres sont de simples lettres blanches sur fond noir, puis arrive le new-yorkais Ferdinand Pinney Earle qui va réaliser des intertitres « parmi les plus beaux spécimens du genre »12 dès 1906. Mais les coûts trop élevés empêchent les producteurs de lancer véritablement cette mode et il faut attendre 1918/19189 pour qu’ils deviennent à la fois un véritable domaine artistique, un business lucratif et une norme dans l’industrie cinématographique – au point où l’on parle désormais d’ « art-titles ». Au début des années 20, des dizaines de studios spécialisés se développent tant sur la côte Est que Ouest et l’on en compte une vingtaine uniquement à New-York en 1922, dont les studios Waller, qui se spécialisent dans les titrages de très grande qualité.

Il y a plusieurs types d’intertitres, dont le plus commun est le painted art-title , car « il est simple à produire et n’importe quel sujet ou effet de lumière peut être obtenu simplement en disant à l’artiste ce qui est désiré. »13 C’est donc ce type d’intertitres qui est utilisé dans Fleur de Lotus, dessinés par John Shelton Eland, et dont la création est faite de la façon suivante : « Ce type d’art-title est fait sur une toile d’environ 45 sur 60 centimètres. Cette image est photographiée à la taille réelle du film – à la manière d’un gros plan. Ensuite, les mots du texte, qui ont été imprimés en blanc sur fond noir sur un autre cadre de la même taille que la peinture, sont à leur tour photographiés ; enfin les deux sont ‘double-exposed’. »14

Publicité pour le studio Waller

S’il n’y a pas grand-chose à dire sur la réalisation de Chester M. Franklin (qui commence sa carrière en 1915 aux côtés de son frère Sidney) à part peut-être déplorer une forme de lourdeur et un certain immobilisme que l’on peut attribuer à la difficulté de maniement du procédé Technicolor bichrome, on ne peut en revanche passer sous silence la présence au casting d’Anna May Wong. Après cinq petites apparitions sur les écrans entre 1920 et 1921, l’actrice américaine aux origines chinoises trouve ici son premier rôle principal et voit ainsi sa carrière décoller.

Sa performance tragique en tant que Fleur de Lotus est saluée par les critiques de l’époque : « Son registre d’émotions est très bon et elle est toujours convaincante »15 ; « une petite actrice intelligente qui affiche une belle capacité émotionnelle »16, « en ce qui concerne l’interprétation, les honneurs reviennent à Anna May Wong ».17

Son interprétation figure d’ailleurs en tête du classement des meilleures performances de février 1923 par le magazine Photoplay :

Anna May Wong dans Fleur de Lotus

A noter cette phrase plutôt étonnante pour l’époque et qui pourrait en revanche être tout à fait à sa place 100 ans plus tard à propos du casting asiatique du film : « C’est un vrai soulagement de trouver pour une fois de véritables chinois pour jouer des personnages de leur origine. »18 Car il est vrai qu’à l’époque, les personnages asiatiques étaient joués par des acteurs blancs, notamment Lon Chaney, ou celui qui s’en fera une spécialité en jouant à plusieurs reprises le Dr. Fu Manchu puis le détective Charlie Chan : Warner Oland.

Kenneth Harlan, qui interprète le rôle masculin principal de Fleur de Lotus, paraît du coup un peu falot, peu aidé par un rôle assez ingrat. Cet acteur plutôt oublié, pourtant crédité de 200 rôles, commence sa carrière en 1917 à la Triangle aux côtés de Constance Talmadge et Monte Blue, fait un détour par Universal où il joue dans plusieurs productions de la prestigieuse branche Bluebird Photoplays, accède à des premiers rôles pendant dix ans suite au succès de Fleur de Lotus avant d’être relégué à des seconds puis troisième rôles jusqu’à sa fin de carrière en 1943.

l'acteur Kenneth Harlan

Distribué par la Metro Pictures Corporation, The Toll of the Sea sort en avant-première au Rialto de New-York le dimanche 26 novembre 1922 : « A en juger par les applaudissements au Rialto, il est destiné à être un beau succès »19. Pourtant destiné à plaire tout d’abord à « une clientèle haut de gamme »20 et « mieux adapté aux maisons de grande classe »21, le film remporte un beau succès autant critique que publique, sûrement dû principalement à son accomplissement technologique inédit jusqu’ici et toute la publicité déployée autour de ça.

Assurément pas un chef-d’œuvre, Fleur de Lotus n’en est pas moins une pièce essentielle de l’Histoire du cinéma et mérite rien que pour cela de continuer à être vu. Le négatif original ayant survécu, une meilleure restauration mériterait d’être faite après celle effectuée par l’UCLA voilà près de 40 ans en 1985.

devanture cinéma à la sortie du film Fleur de lLotus

devanture cinéma à la sortie de Fleur de Lotus

publicité d'époque pour le film Fleur de Lotus


1 Exhibitor Trade Review – 9 decembre 1922 p.99

2 Exhibitor Herald – 16 décembre 1922 – p.56

3 Exhibitors Trade Review – 9 décembre 1922 p.99

4 Telegram – in The Film Daily – 28 novembre 1922 – p.4

5 Mail – in The Film Daily – 28 novembre 1922 – p.4

6 Exhibitor Trade Review – 9 decembre 1922 p.99

7 The Film Daily – 28 novembre 1922 p.4

8 The Film Daily – 3 décembre 1922 p.7

9 The Film Daily – 3 décembre 1922 p.7

10 Exhibitor Trade Review – 9 décembre 1922 p.99

11 The Film Daily – 28 novembre 1922 p.4

12 ‘The Romance of Art-Title’ by Frederick Van Vranken in Motion Picture Magazine – décembre 1922

13 idem

14 idem

15 Exhibitor Trade Review – 9 decembre 1922 p.99

16 The Film Daily – 3 decembre 1922 p.7

17 American cité dans The Film Daily 28 novembre 1922 p.4

18 Exhibitor Trade Review – 9 decembre 1922 p.99

19 Moving Picture World – 2 juin 1923 – p.406

20 The film Daily – 3 decembre 1922 p.7

21 Motion Picture News – 9 décembre 1922