The Hitler Gang – John Farrow – 1944
Résumé :
Le film raconte l’ascension d’Adolf Hitler au pouvoir, depuis la fin de la guerre 14-18 jusqu’à la domination mondiale du parti Nazi.
Analyse :
Le 20 juillet 1944, Claus von Stauffenberg dépose une bombe dans une salle de réunion du QG d’Hitler et s’empresse de quitter les lieux. L’explosion tue plusieurs personnes mais le Führer en réchappe miraculeusement, encore une fois. De l’autre côté de l’Atlantique, les studios Paramount en profitent pour relancer la campagne publicitaire du film The Hitler Gang sorti sur les écrans depuis déjà quelques mois, clamant que « le long-métrage n’avait jamais été autant d’actualité ».1
Film semi-documentaire traité comme un film de gangsters, The Hitler Gang est un drôle d’objet cinématographique, hybridation réussie et maitrisée de deux approches radicalement différentes dont « le résultat est un film tout à fait sans précédent.»2 La production du film est annoncée dans la presse américaine de l’époque en mars 1943, alors que le IIIème Reich vient de subir une première grande défaite lors de la bataille de Stalingrad. Deux producteurs sont à la tête du projet : Buddy G. DeSylva et Joseph Sistrom. Le premier commence sa carrière en 1929 à la Fox, puis travaille aux côtés de Preston Sturges sur plusieurs de ses films avant d’accompagner de manière non officielle le réalisateur John Farrow sur son film La sentinelle du Pacifique (Wake Island) en 1942 qui racontait déjà un épisode de la Deuxième Guerre Mondiale. Joseph Sistrom, quant à lui, débute sa carrière de producteur en 1939 à la Columbia sur un film des aventures du Lone Wolf écrit par un certain Jonathan Latimer qui deviendra par la suite un fidèle scénariste de John Farrow (dix films ensemble entre 1948 et 1957).
Décrit comme « l’histoire d’une ambition impitoyable, de trahison et de pouvoirs politiques qui ont plongé le monde dans la guerre »3, l’écriture du film est confiée à un duo de scénaristes chevronnés, Frances Goodrich et Albert Hackett, qui sont également mari et femme dans la vie privée. D’abord auteurs de pièces de théâtre, le couple commence sa carrière pour le grand écran en 1933 à la MGM et connaissent une gloire fulgurante en écrivant les trois premiers épisodes de la série de films à succès The Thin Man avec le couple William Powell et Myrna Loy.
Il faut avouer que leur filmographie est particulièrement brillante, le couple ayant travaillé pour d’immenses réalisateurs (Vincente Minnelli, Clarence Brown, William Wellman, Rouben Mamoulian…) et signé le script d’un classique éternel, à savoir La vie est belle (It’s a Wonderful Life) de Frank Capra en 1946.
D’ordinaire plutôt porté sur des histoires « légères », optimistes et joyeuses, le duo s’attaque avec The Hitler Gang à un sujet des plus grave, violent et terrifiant, et base ses recherches sur des documents historiques précis. Ils sont également aidés dans leur tâche par la collaboration du Département d’État, du Bureau d’information de guerre, mais également par Hermann Rauschning, un ancien membre du Parti national-socialiste des travailleurs allemands entre 1932 et 1934.
D’abord fervent admirateur d’Hitler, Rauschning deviendra ensuite un farouche opposant au régime Nazi, fuyant l’Allemagne pour se réfugier en Suisse, en France et enfin aux Etats-Unis. Il est entre autre l’auteur d’un livre intitulé Hitler m’a dit, publié dès 1939 et qui se compose de retranscriptions de discussions que Rauschning a eu avec le Führer et qui serviront pour le script de The Hitler Gang.
Comme évoqué au début du texte, l’approche des scénaristes est double, voire triple : être au plus proche des faits historiques, avec une vision quasi documentaire ; dresser le portrait psychologique le plus juste possible d’Adolf Hitler qui, « comme Jack l’Eventreur, Barbe-Bleue ou Néron, est un sujet d’intérêt morbide intense de la part du grand public »4 comme l’écrivait avec justesse le Showmen’s Trade Review lors de la sortie du film ; et enfin traiter la Grande Histoire sous le prisme du cinéma de genre, à savoir celui du film de gangsters, comme le traduit bien le titre même du film, faisant d’Hitler, Himmler, Goering, Goebbels et autre Hess des malfrats, assassins et manipulateurs prêts à tout pour s’élever dans l’échelle sociale et jouir d’un maximum de pouvoir.
C’est en cela que le script de Goodrich et Hackett est particulièrement brillant, car il parvient à trouver un équilibre entre ces différentes approches, comme le remarque très bien la presse de l’époque : « Frances Goodrich et Albert Hackett se sont apparemment largement inspirés des documents disponibles dans leur scénario bien construit. »5 ; « L’histoire a été racontée pour le grand écran, avec une grande simplicité et une clarté inhabituelle, avançant de manière fluide et logique d’un incident à l’autre. Le film suit une ligne narrative droite, sans vouloir créer de suspense à tout prix ni verser dans le sensationnel. »6 ; « Les faits sont criants, mais pas le film, qui ne proclame jamais d’évidences. Il n’y a pas d’astuces ni de fantaisies. Le film est autant remarquable pour ce qu’il n’est pas que pour ce qu’il est. […] Paramount a inventé un récit d’une relative retenue, un récit de crime et d’horreur sans céder à l’horrible. Il n’y a pas de prédication, pas d’argumentation. […] Cette histoire de haine n’est pas un hymne cinématographique à la haine. »7
CQFD.
Rattaché au projet depuis le début, le réalisateur John Farrow s’apprête donc à mettre en boîte son 19ème long-métrage, ainsi que son troisième film de guerre durant le conflit de 1939-1945, à savoir La sentinelle du Pacifique (Wake Island) et Le commando frappe à l’aube (Commandos Strike at Dawn) dont il avait déjà été question sur le site.
Une fois le script bouclé, le réalisateur se lance alors dans le casting, avec une idée bien précise selon laquelle les acteurs « seront sélectionnés suivant leur ressemblance avec les leaders Nazis, indépendamment de leurs pouvoirs au box-office. »8 Un pari risqué et pour le moins inédit pour un film de cette envergure, mais qui s’inscrit parfaitement dans cette approche quasi documentaire voulue par l’équipe et le studio. John Farrow se rend à New York pendant dix jours à l’été 1943 pour recruter ceux qui incarneront le gang maléfique du titre.
Si le jeune Orson Welles est un temps envisagé dans le rôle d’Hitler, c’est finalement l’acteur Bobby Watson qui hérite du rôle du Führer. Et cela n’est pas étonnant, car celui qui commence sa carrière en 1925 chez D. W. Griffith est un habitué de ce rôle qu’il a déjà tenu à plusieurs reprises dans The Devil with Hitler, Hitler Dead or Alive, The Miracle of Morgan’s Creek et Nazi Nuisance. Mais ces interprétations passées étaient plutôt sur un registre comique, voire caricaturales, et c’est donc avec The Hitler Gang que Watson joue ce rôle « pour la première fois d’une façon sérieuse, précise et totale. »9
Âgé de 55 ans lors du tournage, l’acteur évoque longuement ce rôle récurrent dans un article intitulé « I am Hitler… in Hollywood » paru dans le magazine Movieland en 1944 : « Le rôle d’Hitler dans ‘The Hitler Gang », pense-t-il, a été sans doute le plus difficile de sa carrière. Il a étudié quelque 30 000 pieds [10.000 mètres, ndlr] de film d’actualités pour apprendre les manières, les gestes et l’attitude arrogante d’Hitler. […] Il a écouté les enregistrements des discours radiophoniques d’Hitler pour pouvoir les reproduire – en anglais – avec les mêmes inflexions, la même insistance sur certains mots, les mêmes phrases. […] ‘J’avais toujours porté une fausse moustache lorsque j’incarnais Hitler auparavant et je me coiffais simplement les cheveux jusqu’à un œil. Cette fois, j’ai eu les cheveux coupés à la manière hitlérienne et j’ai laissé pousser une vraie moustache. Mes voisins me regardaient un peu de travers. Et une nuit, alors qu’ils m’ont entendu crier et hurler un discours antisémite particulièrement brutal, ils se sont précipités sur moi, prêts à me faire interner dans un asile. […] Après cela, j’ai répété le soir sur des plateaux sonores vacants au studio – chaque fois que j’avais des discours à faire. Je n’ai pas quitté ma caravane sauf si j’y étais obligé. J’ai mangé dans la cuisine de l’intendance du studio, au lieu de la salle à manger. Trop de gens regardaient et faisaient des remarques.’ »10
L’interprétation d’Adolf Hitler par Bobby Watson dans le film de John Farrow est tout à fait remarquable et tient encore parfaitement la route de nos jours, le comédien évitant de tomber dans le granguignolesque. Son Hitler sait être inquiétant, autoritaire, paranoïaque et grandiloquent, mais également plus doux, calme, amoureux, et parfois même souriant. L’idée de ne pas en faire une caricature renforce paradoxalement le malaise en nous rappelant que, s’il a été tout à fait monstrueux, il n’était pas un monstre mais bien un être humain traversé de sentiments et d’émotions.
Abonné à ce rôle qui lui colle à la peau, Watson incarnera à nouveau le dictateur par deux fois après le film de John Farrow, de façon non créditée, d’abord dans La doublure du général (On the Double) en 1961 puis Les quatre cavaliers de l’apocalypse (The Four Horsemen of the Apocalypse) de Vincente Minnelli en 1962. Visiblement grandement apprécié par John Farrow, l’acteur travaillera à nouveau devant la caméra du réalisateur par trois fois dans La grande horloge (The Big Clock), Retour sans espoir (Beyond Glory) et Terre Damnée (Copper Canyon).
Le reste du casting est lui aussi absolument brillant, comme le souligne déjà la presse de l’époque lors de la sortie du film : « Un casting exceptionnel qui donne à ce film force et réalité. »11 ; « John Farrow a dirigé un casting compétent avec la retenue nécessaire, conférant un réalisme supplémentaire à ce puissant instrument de propagande anti-nazie sans le souligner en tant que tel. […] L’ensemble des comédiens, dirigé par Robert Watson dans le rôle d’Hitler, donne un magnifique récit d’eux-mêmes, avec un casting et un
maquillage atteignant la perfection. »12
Sans trop entrer dans les détails de chacun des acteurs, citons tout de même Roman Bohnen dans le rôle de Ernst Röhm, un acteur qui retrouvera lui aussi Farrow plusieurs fois par la suite ; Martin Kosleck qui joue un Goebbels plus vrai que nature (tout comme Hitler pour Bobby Watson, ce rôle lui colle à la peau : il l’a déjà interprété en 1939 dans Les aveux d’un espion nazi d’Anatole Litvak puis le jouera à nouveau dans La vie privée d’Hitler de Stuart Heisler en 1962) ; Victor Varconi, un acteur d’origine austrohongroise qui a déjà joué pour Farrow dans son premier film Men in Exile en 1937, est un Rudolf Hess particulièrement convaincant ; l’acteur d’origine mexicaine Luis Van Rooten, dont c’est la première apparition à l’écran et qui deviendra lui aussi un acteur régulier de John Farrow, dans le rôle d’Himmler ; ou encore Alexander Pope, dont c’est aussi le premier film, qui incarne un Goering très charismatique.
Toutes ces personnalités qui gravitent autour d’Hitler sont donc à la fois traitées de façon la plus authentique possible, mais également comme des malfrats tout droits sortis d’un film de gangsters. Qu’ils soient loyaux, drogués, calculateurs ou manipulateurs, les membres de ce gang sont prêts à tout pour s’élever dans la société et assouvir leur soif de pouvoir. Cet aspect est principalement renforcé par le traitement de la lumière mis en place par le directeur de la photographie Ernest Lazlo (un fidèle de Robert Aldrich et Richard Fleischer), avec un éclairage parfois très tranché, surtout dans les séquences où ledit gang est réuni, ou lors de gros plan sur des visages, sur des armes ou même des cadavres.
Le casting enfin terminé, le film entre en tournage au mois de novembre 1943 dans les studios de la Paramount, et ce jusqu’au mois de décembre. C’est peut-être là un des seuls reproches que l’on peut faire au film, à savoir celui de ne présenter presque qu’exclusivement des séquences d’intérieur, avec parfois des toiles peintes pas toujours du meilleur effet pour figurer des paysages de Bavière. La séquence de la marche sur Munich est l’une des seules à se dérouler dans une rue, en plein jour et, intervenant au milieu du film, permet tout de même une sorte de respiration. Mais l’on est en droit de regretter de ne pas se sentir tout à fait plongés en Allemagne, dans les villes, aux côtés du peuple.
Heureusement, John Farrow pallie à cela grâce à sa maîtrise habituelle de la mise en scène qui, sans être trop ostentatoire, sait se faire ample, dynamique et efficace. La séquence qui ouvre le film en est d’ailleurs un parfait exemple : partant d’un gros plan sur un document médical, la caméra recule ensuite pour présenter le décor, à savoir celui d’une chambre d’hôpital, avec au premier plan des médecins qui conversent et au second plan un jeune Hitler rendu aveugle par un traumatisme sur le champ de bataille de la guerre 14-18. Sans jamais couper, la caméra passe d’un personnage à un autre, d’une échelle à une autre, d’avant en arrière, posant ainsi les enjeux en l’espace de quelques instants.
Plus tard, le réalisateur mettra en boîte d’autres plans-séquences dans le film, dont un particulièrement brillant de presque deux minutes lors d’un speech d’Hitler, la caméra effectuant un long mouvement circulaire tout en montant et descendant, qui traduit admirablement bien le sentiment d’agitation qui règne dans la salle à ce moment.
En décembre, John Farrow attrape une vilaine grippe, et le tournage est alors suspendu durant une journée. Pour ne pas perdre plus de temps et pouvoir « terminer le film au plus vite afin d’éviter les complications que pourrait créer un effondrement soudain du régime hitlérien »13, le réalisateur décide d’ajouter une deuxième équipe, ce qui lui permet de filmer simultanément des séquences sur différents plateaux.
Le tournage enfin terminé, le film entre en montage en février 1944 et une avant-première a lieu le 26 avril au Normandie Theatre de New York « présenté […] un lundi matin pluvieux, devant un public de professionnels et de critiques, visiblement impressionnés, apparemment surpris au-delà des applaudissements. »14 Quelques jours plus tard, les acteurs Robert Watson, Martin Kosleck et Alexander Pope sont présents pour la première publique du film le 6 mai, toujours à New York.
Malheureusement, malgré une campagne publicitaire aussi osée que percutante, le film ne rencontre pas le succès public qu’il aurait mérité. Cela n’empêche pas la Paramount de distribuer des copies du film au format 16 mm comme propagande secrète dans les pays occupés par le régime totalitaire et le réalisateur John Farrow de recevoir deux médailles en récompenses de ses services durant la guerre en tant que Commandant dans la Royal Canadian Navy, médailles envoyées directement à Hollywood depuis le Canada.
Aujourd’hui quasiment tombé dans l’oubli, The Hitler Gang mérite d’être redécouvert pour son originalité, son intégrité, sa maîtrise formelle et les excellentes performances du casting.
1 Motion Picture Herald – 29 juillet 1944 – p.9
2 Motion Picture Herald – 29 avril 1944 – p.1865
3 Motion Picture Herald – 27 mars 1943 – p.9
4 Showmen’s Trade Review – 29 avril 1944 – p.10
5 Motion Picture Daily – 25 avril 1944 – p.6
6 The Film Daily – 26 avril 1944 – p.11
7 Motion Picture Herald – 29 avril 1944 – p.1865
8 The Film Daily – 25 mars 1943 p.6
9 Movieland – décembre 1944 – p.39
10 Movieland – décembre 1944
11 Motion Picture Reviews – mars/avril 1944
12 Motion Picture Daily – 25 avril 1944 – p.6
13 Showmen’s Trade Review – 25 décembre 1943 – p.37
14 Motion Picture Herald – 29 avril 1944 – p.1865