Un drame au studio (Shooting Stars) – Anthony Asquith – 1928 – UK
Voilà comment Jean Tulard parle d’Anthony Asquith dans son dictionnaire du cinéma consacré aux réalisateurs : « Il reste toujours distingué, froid, académique, s’effaçant toujours devant son sujet, prenant grand soin d’éviter les fautes de goûts. Bref, il sait être ennuyeux. »1
Si, pour notre part, nous n’avons pas encore découvert la carrière parlante de ce cinéaste anglais qui s’étend jusqu’en 1964 avec La Rolls-Royce jaune (The Yellow Rolls-Royce), la vision de trois de ses films muets (il en a réalisé 4) n’est pas du tout en accord avec les mots de Jean Tulard. Ce serait même le contraire ! De froideur, il n’en est pas question dans ces trois histoires d’amour mêlant passion, jalousie et meurtres, pas plus qu’il n’est question d’académisme dans la réalisation d’Anthony Asquith qui fait preuve d’audaces narratives et formelles, tant sur les cadrages que sur le montage.
Né en 1902 d’un père qui deviendra Premier Ministre du Royaume-Uni, Asquith part aux USA dans les années 20 pour s’initier à la réalisation cinématographique puis, de retour dans son pays natal, rejoint la British Instructional Films de H. Bruce Woolfe et participe à l’écriture du scénario de Boadicea, un péplum mis en boîte pas Sinclair Hill en 1927.
Dès l’année suivante, Asquith s’attaque à son premier long-métrage intitulé Shooting Stars, dont il partage l’écriture avec John Orton et la réalisation avec A. V. Bramble, un vétéran qui tourne depuis 1914. Cette histoire de triangle amoureux empreint de désir, de mensonges et de meurtre a la particularité de prendre place dans le milieu du cinéma et de jouer sur les mises en abyme et les faux-semblants.
Cette note d’intention est présente dès la phase d’écriture, comme on peut le lire dans le scénario qui a été miraculeusement conservé : « Notre thème – une femme et deux hommes – n’est pas neuf, mais nous espérons qu’il en sortira rajeuni grâce à notre traitement novateur, et bénéficiera d’un intérêt nouveau de par son cadre inattendu. »
La star du cinéma Mae Feather (Annette Benson) est en couple à l’écran et à la vie avec Julian Gordon (Brian Aherne) mais entretient une relation cachée avec Andy Wilkes (Donald Calthrop), star du burlesque. Ne pouvant se permettre d’être au cœur d’un scandale qui pourrait ruiner sa carrière, Mae va essayer de faire assassiner Julian, qui vient de découvrir la tromperie, en remplaçant une cartouche factice par une vraie dans un fusil utilisé dans le film que le couple est en train de tourner. Ainsi, le titre original du film contient déjà en lui-même une double lecture : to shoot, signifiant en anglais à la fois le fait de filmer quelqu’un, et l’action de tirer avec une arme à feu.
Dès les premières secondes du film, le spectateur est désarçonné et ses repères sont mis à mal : ouverture en fondu sur un couple qui s’embrasse, et la caméra qui recule lentement. Le genre de plan qui, d’ordinaire, vient terminer un film, et non le débuter. Et puis voilà que la protagoniste féminine se met à regarder directement la caméra, autrement dit nous spectateur, et que l’on se rend compte que nous sommes sur le tournage d’un film dans le film. Les apparences sont trompeuses et les repères ne cessent de se dérober. La critique parue dans le Variety du 29 février 1928 remarquait déjà ça très bien : « Ce film est trop moderne pour le spectateur moyen, qui doit intégrer dans son esprit une histoire à l’intérieur d’une histoire et même un morceau d’une autre histoire à l’intérieur de l’histoire dans l’histoire. D’emblée, il est intrigué par l’ouverture du film qui commence par un gros plan du baiser conventionnel et se termine par la fermeture d’une porte. Si l’on s’arrête un instant pour réfléchir, c’est exactement l’inverse de ce que l’on voit d’habitude au cinéma. »2
Pour résumer, en un mot : audacieux !
Rappelons, du coup, les mots utilisés par Jean Tulard : « froid », « académique » et « ennuyeux ».
Bon.
Les directeurs de la photographie Henry Harris et Stanley Rodwell vont par la suite mettre en boîte d’autres plans tout à fait surprenants, ingénieux et troublants, selon la volonté initiale des réalisateurs. En effet, il est écrit au début du scénario que « le succès de cette production dépendra en grande partie de l’excellence de la cinématographie – des angles de caméra novateurs, etc. Par conséquent, un caméraman expérimenté est impératif. Les techniques les plus modernes sont impliquées. » Même si, finalement, Harris et Rodwell n’étaient pas expérimentés, même plutôt débutants, il est indéniable qu’ils ont réalisé un travail des plus novateurs et d’une grande modernité.
Il faut ainsi évoquer ce plan-séquence aérien qui survole les studios de tournage, passant de plateaux en plateaux, d’une ambiance à une autre, et qui aurait presque aujourd’hui valeur de témoignage sur les coulisses de l’industrie du cinéma muet à cette époque.
Il y a aussi très souvent des jeux sur les reflets, avec la présence de nombreux miroir, pour mieux évoquer les personnalités multiples des protagonistes qui ne jouent plus seulement des rôles à l’écran mais aussi dans leurs vies privées.
Les différents niveaux de réalités s’entremêlent, comme lorsque le personnage de Julian va voir au cinéma un film qu’il vient de tourner avec Mae, intitulé ironiquement My Man, et dans lequel il la sauve des griffes d’un prétendant trop insistant. Dans la fiction, il est donc un preux chevalier, mais dans la réalité, un pauvre cocu.
La mise en scène établie par Asquith dans cette séquence renforce la (con)fusion entre ces différents niveaux de réalité en choisissant de ne pas montrer l’écran de cinéma sur lequel est projeté le film mais directement le film en lui-même, en plein cadre, comme s’il était une projection du personnage de Julian, son double rêvé, fantasmé. Ce dispositif a d’ailleurs peut-être été choisi lors de la phase du montage car on peut lire dans le scénario original une note qui va dans le sens inverse : « Pour augmenter l’effet de cette scène, et pour empêcher toute confusion, il est conseillé de faire avancer la caméra depuis une vue complète de l’avant-scène jusqu’à l’écran lui-même. »
La séquence cruciale du film, celle du « shooting » en question, est également un modèle de gestion du cadre et du montage. Mae a glissé une vraie cartouche dans le fusil. Le personnage qu’elle interprète dans le film qu’elle tourne, visiblement un western, est ligoté à un poteau, et un méchant s’agite autour d’elle. Le valeureux Julian, cette fois-ci dans des vêtements de cow-boy, s’apprête à faire irruption pour la sauver. Le méchant prend le fusil.
Le réalisateur ordonne « Tire ! ».
Le personnage de Mae hurle « Ne tire pas ! », mais c’est en fait vraiment Mae qui hurle, pour essayer d’arrêter le tournage/l’assassinat (le shooting).
La tension est à son comble dans cette séquence de suspense digne d’Alfred Hitchcock.
Le coup de feu part.
Et Asquith d’introduire soudain un moment suspendu, quasi expérimental, pour faire durer le suspense, nous laisser dans le flou quant à l’issue de la scène, avec la cartouche en surimpression au milieu de l’écran, la main du caméraman qui tourne la manivelle et des lumières qui flottent de-ci de-là.
Julian est-il mort ?
Mae est-elle une meurtrière ?
Saluons ici la performance de Brian Aherne, cet acteur de grande taille, au visage doux et angélique, qui débute en 1925 dans The Squire of Long Hadley de Sinclair Hill, qui retrouve Anthony Asquith sur son long-métrage suivant Underground, puis qui quittera le Royaume-Uni au début des années 30 pour se lancer dans une carrière aux USA couronnée de succès (Le cantique des cantiques de Mamoulian, Sylvia Scarlett de Cukor, Juarez de Dieterle ou encore La loi du silence d’Hitchcock).
Il est ici parfait tantôt en grand dadais naïf, tantôt en valeureux chevalier, tantôt en cow-boy intrépide, et très touchant dans la dernière séquence du film qui le voit vieillit et fatigué.
La performance de Donald Calthrop est également des plus brillante, lui qui arrive à passer de ce personnage excentrique et exubérant qu’il interprète dans les films burlesques, toujours filmé en pleine lumière, à un homme très calme, presque mystérieux et éperdument amoureux de la star Mae Feather, le plus souvent filmé dans des intérieurs très sombres.
La carrière de Calthrop est assez chaotique : il commence à tourner en 1916, puis ne tourne plus pendant dix ans entre 1918 et 1928, enchaîne ensuite les tournages (dont trois Hitchcock de début de carrière – Chantage, Meurtre et Junon et le Paon) avant de commencer à boire et mourir prématurément à 52 ans en 1940 d’une crise cardiaque.
Bien entendu, Annette Benson n’est pas en reste dans le rôle de Mae Feather, elle dont la carrière commence à l’aube des années 20 au Royaume-Uni, croisant elle aussi la route d’Hitchcock pour C’est la vie (Downhill) en 1927 avant d’arrêter sa carrière très tôt à l’aube du parlant en 1931. Son rôle dans le film d’Asquith est difficile à endosser et, là encore, peut-être en avance sur son temps, avec cette star montante qu’est Mae Feather prête à commettre le pire pour sauver sa carrière et sa vie. Mae Feather n’est pas spécialement attachante, elle trompe, elle ment, elle est machiavélique et son plan meurtrier va finir par se retourner contre elle et la punir. Mais elle n’est pas non plus traitée comme un personnage typique de femme fatale, seulement une femme perdue, chamboulée par ses sentiments et qui fait tout pour survivre dans un monde dominé par les hommes.
Un film brillant, innovant et surprenant donc, tant par le fond que par la forme, qui vient faire mentir la déclaration assassine de Jean Tulard et celle parue dans le Variety de juin 1928 dont les mots sont d’une violence sans nom : « Ce film est une honte pour l’industrie du cinéma mondiale. […] Il dégrade de façon révoltante ceux qu’il représente : les acteurs. […] Aucun distributeur américain ne devrait programmer ce
film. […] Il est incompréhensible que quelqu’un ait été assez stupide pour le produire. […] Il marque du sceau de l’infamie tout les acteurs et toute l’industrie cinématographique. […] Quiconque aime le cinéma ne devrait projeter ce film. »3
Tout bonnement hallucinant, surtout venant d’un journal qui n’est pas connu pour ses critiques de films acerbes, comme pouvait l’être le New York Times par exemple, faisant la plupart du temps dans le consensuel. Le pire étant que la cruauté se double de bêtise lorsque le critique confond les deux acteurs masculins (« Aherne s’en sort peut-être bien dans le rôle de l’acteur burlesque, si c’est ce qu’il fait d’habitude, encore plus si ça ne l’est pas. […] Calthrop ne fait que déambuler, il a du style mais sans personnalité. »), lorsqu’il affirme que le film contient beaucoup de sexe (nous n’avons vu aucune scène qui pourrait être qualifiée d’osée) ou encore que le titre lui-même « ne veut rien dire. »
Mieux vaut revenir aux intentions du cinéaste qui écrivait dans le scénario : « Nous soutenons que ce film fera date dans l’histoire de la production cinématographique [car] le public doit être curieux de la façon dont fonctionne un studio. Nous en montrons avec soin le fonctionnement, de façon simple et lucide. »
Et de conclure par ce plan génial qui traduit à la perfection la démarche d’Asquith, à savoir celle de révéler les coulisses du cinéma, de changer de perspective pour aller au-delà des illusions.
1 – Jean Tulard –Dictionnaire du cinéma – Les réalisateurs – 1895 – 1995 – Edition du centenaire du cinéma – p.39
2 – Variety 28 février 1928
3 – Variety – 13 juin 1928
[…] son étonnant premier film Shooting Stars, écrit et réalisé à quatre mains, Anthony Asquith s’attaque aussitôt à son deuxième […]