Projection Privée
« Tu dois connaître ta copie avant de la projeter. », dit Benoît.
« Tu dois connaître ta copine avant de te projeter. », tu entends.
Alors le parallèle te frappe de plein fouet, toi le collectionneur de films sur support argentique : se procurer une copie, c’est comme rencontrer quelqu’un. Il s’agit d’entamer, ou non, une relation. Plus ou moins longue, plus ou moins forte, plus ou moins satisfaisante. A l’inverse d’un laserdisc, d’un DVD, d’un Blu-Ray ou d’un fichier MP4 téléchargé sur le Web, il y a, avec la copie argentique d’un film, un rapport beaucoup plus sensitif, voir même plus sensuel. Il y a la vue et l’ouïe, certes, mais également l’odorat et le toucher qui entrent en ligne de compte. Presque tous les sens sont en éveil.
Et il y a des étapes.
D’abord, la prise de contact. Provoquée ou fortuite. Un marché aux puces, une recommandation par un ami, une annonce sur un site. Une copie est là, quelque part, et vos chemins se croisent. Vous échangez quelques mots, un mail, un numéro de téléphone. Un avenir potentiel se dessine. Tu cherches à en savoir un peu plus, qui, quoi, où, pourquoi, comment, sans trop rentrer dans les détails pour l’instant. Un nom titre, une taille longueur, des couleurs, une valeur. Le feeling passe, ou non. Le désir est éveillé, ou non.
Ça matche ou ça matche pas.
Si oui, tu passes à l’étape suivante.
La rencontre. Très rapidement, ou plus tardivement. Coup de tête ou hésitations. Délais postaux, attente, excitation. Enfin, la voilà. Devant toi. Dans tes mains. Sans expériences, tu te jettes dessus comme un bourrin et la projette aussitôt, sans rien connaître d’elle, ni son histoire, ni ses promesses. Au risque de l’abîmer et lui faire beaucoup de dégâts, irréversibles. Plus tard, après en avoir eu quelques-unes entre les mains, tu sais qu’il vaut mieux y aller en douceur. Il va falloir apprendre à la connaître avant de faire le grand plongeon. Découvrir sa structure, ses secrets, ses codes.
Il y a l’odeur, avant tout. Chacune d’elle dégage un parfum précis, plus ou moins prononcé, plus ou moins agréable. Naphtaline, camphre, métal, humidité, vinaigre, l’éventail est large. La narine frissonnante, tu la soupèse, l’observe, la tourne et retourne dans tes mains.
Allez, enlève ta veste boîte, que l’exploration commence. Et les questions fusent.
« T’es née quand et où ? », tu lui demande. En la déroulant un peu, elle te donne sa date et son lieu de naissance assez rapidement, par le biais de ronds, de carrés, de triangles, de lettres et de chiffres. Elle a son langage bien à elle, étrange, cryptique. À toi de déchiffrer.
Et ensuite, tu déroules, mètres après mètres, et elle se met à parler, à se dévoiler. Il y a des couleurs, parfois vives, parfois passées, parfois virées, parfois teintées. Du noir, du blanc, profond, cramé. Et tu continues de dérouler. Certaines sont en pleine forme, très bien conservées. Certaines sont carrément foutues, mourantes, et l’histoire s’arrête là, merci, adieu. D’autres sont en piteux état, ça fait de la peine à voir : bombées, frisées, cassées, griffées, déchirées, torsadées, collées. Pour peu que tu souffres du syndrome du sauveur, tu te lances à jouer au docteur. Alors tu prends soin d’elle, tu lui donnes un bain, tu la frottes doucement, la caresse délicatement. Tu soignes ses coupures, ses
déchirures ; tu coupes, tu colles des pansements. C’est devenu très intime, maintenant. Elle est offerte à tes mains, tes doigts, tes yeux et ton nez. Et tu continues de dérouler ses moindres secrets. Pour ne pas les oublier, tu prends des notes, des photos. À ce point, tu es presque devenu son confident, quasiment son psy.
Voilà, c’est fini. Elle s’est entièrement dévoilée à toi. Tu connais son histoire, son parcours, ses réussites et ses blessures. À présent, elle est unique pour toi. Elle n’est plus juste une simple copine lambda.
N’en pouvant plus de désir, voici enfin venu le temps de consommer, de communier.
Car maintenant, tu la connais.
Maintenant, tu peux la te projeter.
Tu éteins les lumières, tu tournes les boutons, et elle se met à tourner, à toute vitesse. Les yeux grands ouverts, un sourire aux lèvres, vous voilà partis tous les deux pour un voyage merveilleux. Elle s’offre à toi, sublimée par la lumière, et tu peux enfin entendre sa voix. Ses voix.
C’est parfois (trop) court – frustration ! – parfois (très) long – délicieux ! Il y a des ratés, la machine s’emballe, les pansements craquent, ça vibre, ça saute – pas un voyage des plus tranquille. Mais tu es là pour elle, prêt à tout pour l’accompagner jusqu’au bout.
Enfin, le calme revient.
C’était nul, c’était bien.
C’était unique, en tous cas. Elle et toi.
Hâte de remettre ça. Ou pas.
Elle retrouve sa veste boîte, et elle s’en va. Un sacré morceau, celle-là !
Hey, salut toi !
Dis-moi, tu t’appelles comment ? T’es né où, et quand ?