Passion fatale (The Great Sinner) – Robert Siodmak – 1949
Synopsis :
Lors du long trajet menant Fédor (Gregory Peck), un jeune écrivain russe, de Moscou à Paris, une jeune fille, Pauline Ostrovski (Ava Gardner), monte lors d’une étape dans son compartiment. Il en tombe immédiatement éperdument amoureux, bien que cette dernière descende à Wiesbaden pour retrouver son père, le général Ostrovski (Walter Huston).
Fédor décide alors d’interrompre son voyage, guidé par l’irrésistible élan de son cœur. À la nuit tombée, il découvre que tous les deux sont tous les soirs au casino, joueurs invétérés, criblés de dettes. D’abord réticent, Fédor va se laisser prendre aux jeux, et entamer une descente aux enfers.
Contexte :
Le film débute sur un carton où l’on peut lire : « Cette histoire s’inspire de l’oeuvre d’un grand écrivain – et joueur – qui a joué sa vie et gagné l’immortalité. ».
L’écrivain immortel dont il est question n’est autre que Fiodor Dostoïevski et son roman Le joueur daté de 1886. Pour adapter ce court roman en partie autobiographique, la Metro-Goldwyn-Mayer fait appel à l’écrivain britannique Christopher Isherwood (1904-1986), célèbre pour son roman A Single Man (porté à l’écran par Tom Ford en 2009). Isherwood est avant tout romancier et dramaturge, n’ayant signé qu’une petite dizaine de scénarios en trente ans. Son apport doit se situer dans sa connaissance du roman de Dostoïevski et les dialogues écrits dans un langage soutenu.
Ce travail se complète avec celui du scénariste d’origine hongroise Ladislas Fodor, qui a signé pour André de Toth le script de L’orchidée blanche en 1947, sera l’auteur de deux mésaventures du Docteur Mabuse dans les années 60 (Le retour du Docteur
Mabuse en 1961 et L’invisible Docteur Mabuse l’année suivante) ainsi que de deux films d’aventures de Robert Siodmak : Les mercenaires du Rio Grande et Le secret de la pyramide en 1965.
Gottfried Reinhardt, le producteur du film, et accessoirement fils du grand metteur en scène autrichien Max Reinhardt, engage le réalisateur Robert Siodmak pour mettre en boîte ce drame en costumes. Ayant commencé sa carrière en Allemagne, Siodmak quitte le pays en 1933 lors de l’arrivée au pouvoir des Nazis et se réfugie un temps en France, où il réalise une dizaine de films. Il rejoint ensuite les Etats-Unis et y bâtit une brillante filmographie, riche et variée, passant avec aisance du drame (Vacances de Noël) au film fantastique (Le fils de Dracula), du film de pirate (Le corsaire rouge) au film d’aventure (Le signe du cobra), avant de s’en retourner en Allemagne pour une fin de carrière en demi-teinte.
Côté casting, c’est donc Gregory Peck et Ava Gardner qui décrochent les premiers rôles et donnent corps à ce couple dont l’amour sera sans cesse contrarié.
Le début de carrière de Peck n’est pas si loin, lui qui débuta à l’écran devant la caméra de Jacques Tourneur dans le film de guerre Jour de gloire en 1944 avant d’entrer dans la légende en 1946 avec le flamboyant Duel au soleil de King Vidor. L’acteur est ici en pleine gloire, et force est de constater une filmographie quasiment irréprochable jusqu’au chef-d’œuvre de William Wyler Les grands espaces en 1958.
Il compose ici un personnage complexe, tantôt bien éduqué et rationnel, tantôt inquiétant et à la limite de la folie.
Face à lui, une autre légende du 7ème art, Ava Gardner qui, après un début de carrière comme figurante/passante/silhouette, s’est révélée au public trois ans plus tôt dans un autre film de Siodmak : Les tueurs. Elle retrouvera Gregory Peck quelques années plus tard dans Les neiges du Kilimandjaro d’Henry King et sera l’éternelle Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz en 1954.
Elle est ici parfaite dans ce rôle d’une jeune aristocrate qui prend la vie et l’amour comme un jeu, n’ose pas miser ses sentiments, et n’a « pas les moyens d’être amoureuse » comme elle le dit au début.
Le grand pécheur
Le parcours de Fédor s’ouvre et se ferme sur des symboles et une imagerie chrétienne. Allongé sur son lit, les bras en croix, visage barbu et éclairé par une source lumineuse venant du haut, Fédor a péché, Fédor a cédé, Fédor n’a pas su résister à la tentation du jeu. Le titre français, s’il fonctionne sur deux niveaux (Passion fatale pour le jeu et pour Pauline), gomme en revanche complètement l’aspect religieux du titre original (The Great Sinner) dans lequel il est dès le départ question de la notion de péché.
Ruiné, Fédor doit pourtant continuer à payer, par la souffrance et la maladie. Dieu Lui-même semble en colère, faisant gronder une forte tempête à l’extérieur, déchirant le ciel d’éclairs et allant jusqu’à ouvrir la fenêtre et faire s’envoler les pages du manuscrit du Grand Pécheur.
Une introduction aussi intrigante que fiévreuse, et le début d’un long flash-back ponctué par la voix-off de Fédor nous racontant son chemin de croix.
Tentation
Le diable dont il sera question dans le film ne porte pas de cornes sur la tête, n’a pas non plus l’apparence d’un serpent ou d’une simple pomme.
Il est rouge.
Pair ou impair.
8 ou 16.
Roi de carreau ou Dame de Pique.
Une petite bille en métal tourne et votre sort est lancé.
Au départ, Fédor regarde le jeu d’un œil extérieur. Il observe. Analyse les codes et les habitudes : « Non que le jeu me fascinât, j’étais plutôt attiré par les joueurs. ». L’occasion pour Siodmak et son directeur de la photographie George J. Folsey de mettre en boîte un plan-séquence d’une élégance folle au timing parfait. Alors que Fédor vient d’entrer dans le casino, la caméra le quitte et parcourt la grande pièce en s’attardant quelques secondes sur des clients/joueurs tandis que la voix de Peck nous décrit en off en même temps les caractéristiques de chacun : « Le type jovial au cigare décidé ; le nerveux à la cigarette fébrile qui hantait les tables, à la recherche de la chance. Les usuriers, ces vautours infatigables repérant leurs proies à distance, menant leurs transactions assassines. ».
Un plan virtuose qui nous plonge – nous aspire, même – dans le tumulte et la fièvre du jeu. Ça grouille. Ça s’agite. Ça transpire.
« Je sentais leur fièvre me gagner, mais le mystère demeurait entier. Je n’y tins plus ! » Et le plan-séquence de se terminer lorsque Fédor cède à la tentation et bascule dans le jeu en misant sa première pièce.
Un jeu dangereux, dans lequel certain y perdent littéralement la vie, comme ce vieil homme qui, après avoir amassé un gros paquet d’argent, ne peut s’empêcher de miser la fortune qu’il vient de gagner en quelques instants pour la reperdre aussitôt et finir par se tirer une balle de pistolet devant tout le monde.
Le jeu, l’amour et le hasard
La première partie à laquelle on assiste dans le film donne le ton d’entrée. Le père d’Ava, interprété par Walter Huston, le père du cinéaste John Huston, semble en mauvaise posture dans sa partie.
Un télégramme arrive : « Grandmother condition critical… Most we can hope is few days… And possibly any minute… Deep regrets – Dr Smirnakov ».
Mauvaises nouvelles, à priori.
Apportées par Fédor lui-même à Ava qui, après avoir lu le message, semble retrouver le sourire, tout au moins le feu en elle. Elle s’empresse d’apporter le télégramme à son père, qui déclare après l’avoir lu : « Mère ! ». Et aussitôt : « Carte ! ».
Si maman est morte, c’est qu’il y a un héritage. On peut alors continuer à jouer, miser, parier.
Bonnes nouvelles, finalement !
Si Fédor a eu le coup de foudre pour Ava, dès leur rencontre dans le train, alors qu’elle est en train de jouer aux cartes en solitaire, il pense que c’est réciproque. Mais le pauvre bougre comprendra que si elle lui a demandé de descendre du train pour la suivre, c’est parce qu’il lui portait chance : en sa présence, elle ne tirait que des bonnes cartes.
L’amour est un jeu pour elle, elle ne cesse de se dérober, d’ironiser, mais finira par tomber amoureuse réellement. Fédor, lui, ne peux pas tricher : « Voyez-vous, pour moi, l’écriture c’est la vie. Je ne pourrais écrire une romance sans être amoureux. Ni écrire sur le jeu sans devenir un joueur. ». Apprenant qu’Ava est promise au propriétaire du casino pour éponger les dettes de jeu de son père, Fédor va donc se mettre en tête de racheter ces dettes pour la libérer et pouvoir l’aimer. Car même l’amour se gagne.
A ce titre, la séquence où il fait littéralement sauter la banque est tout à fait jouissive et menée de main de maître par Siodmak et son monteur. La voix off, les billets, la roue qui tourne, les chiffres, tout se mélange et voilà Fédor définitivement devenu un joueur, un vrai.
Chemin de croix
Bien entendu, on ne peut jouer avec l’amour et la vie elle-même impunément. Trop gourmand, faisant le pari de trop, le voilà qui perd tout. Qui s’endette. Qui s’enfonce. La chance a tourné, l’a abandonné.
La petite boule en métal n’est plus de son côté, et il commence à perdre celle qui est dans son crâne. Il est à bout, métamorphosé, prêt à utiliser la violence.
Son corps aussi commence à le lâcher, il souffre de crises qui lui font perdre connaissance. Il en vient donc à penser au suicide dans une séquence de cauchemar puissante, dans laquelle Fédor voit apparaître à ses côtés l’homme qui s’est tiré une balle de pistolet un peu plus tôt dans le film.
Lui qui avait un regard extérieur au départ, qui voyait ces gens amasser une fortune et la perdre l’instant d’après par excès de gourmandise, est devenu l’un d’eux. Un pauvre type ruiné, barbu, seul sur un banc.
Alors qu’il n’a plus rien ni personne, Fédor va se tourner vers Dieu, en espérant pouvoir se racheter.
Parviendra-t-il à sauver son âme et récupérer la femme qu’il aime ?
Conclusion :
Dernier film des années 40 pour Siodmak, Passion Fatale vient donc clore une décennie particulièrement brillante pour le cinéaste et prouve qu’il est un des meilleurs de sa génération.
On peut d’autant plus amèrement regretter que ce film ne soit édité sur aucun support numérique en France…