Le mystère des bayous (Cry of the Hunted) Joseph H. Lewis – 1953

Le mystère des bayous (Cry of the Hunted) Joseph H. Lewis – 1953

avril 18, 2021 4 Par Nicolas Ravain

Résumé :

Emprisonné après avoir servi de chauffeur à une bande de malfaiteurs lors d’un hold-up, Jory (Vittorio Gassman) refuse de dénoncer ses acolytes malgré les demandes répétées de l’inspecteur Tunner (Barry Sullivan). Sur le chemin qui l’emmène au bureau du procureur, la voiture est victime d’un accident et Jory parvient à prendre la fuite. Il trouve refuge dans les marécages inhospitaliers de son bayou natal, traqué sans relâche par l’inspecteur Tunner…

 

Analyse :

« Pourquoi est-il si têtu, demande la femme de l’inspecteur Tunner, pourquoi dois-tu le cogner ? Il est comme un animal, n’est-ce pas ? ».

Et l’inspecteur de répondre : « Animal, homme… comment faire la différence ? »

Telle est la question centrale de ce film scénarisé par Jack Leonard, à qui l’on doit l’idée originale du brillant L’énigme du Chicago Express de Fleischer l’année précédente ainsi que le script du sympathique film de Phil Karlson Les îles de l’enfer. Doté d’un budget de 500.000$, Joseph H. Lewis réalise ce film pour la MGM et offre à Vittorio Gassman son premier rôle dans une production américaine.

Et quel rôle ! Gassman irradie littéralement le film de sa présence brute et, justement, animale. Tour à tour violent, rieur, rapide, agile, suant, sexy, sale, naïf, son personnage nous apparaît tout d’abord comme deux yeux au milieu de l’obscurité, tel un prédateur émergeant de la nuit.

Cet animal capturé et enfermé va donc être confronté à son chasseur, l’inspecteur Tunner, impeccablement interprété par Barry Sullivan que l’on a pu voir dans le chef-d’œuvre de Vincente Minnelli Les ensorcelés, dans le Quarante tueurs de Samuel Fuller et même chez Mario Bava dans le génial Planète des vampires. L’inspecteur Tunner, à l’inverse, fait son entrée dans le film par les pieds, dans un mouvement de caméra qui remonte le long de son corps jusqu’à son visage. Il est un homme droit, propre sur lui, qui a les pieds sur terre. Pieds avec lesquels il arrête à plusieurs reprises la balle de golf que ne cesse de lui envoyer le directeur de la prison.

Cette séquence résume à elle seule tout le métrage à venir : Tunner sera celui qui n’aura de cesse d’arrêter la course effrénée de Jory.

Mais, et c’est là où le film de Lewis devient vraiment intéressant, au lieu de nous proposer un affrontement convenu entre un homme de loi droit dans ses bottes et un malfrat au tempérament de feu, cet équilibre est remis en cause très rapidement lors de la première confrontation entre les deux hommes. Tandis que l’inspecteur tente de faire parler Jory, celui-ci s’énerve : le prisonnier ne veut plus seulement parler, il a « besoin de nourriture et d’exercice ». Et d’asséner alors un direct en pleine face à l’inspecteur, en répétant encore le mot « exercice ». C’est qu’il faut que ses pulsions, sa part animale, s’exprime. S’ensuit alors une bagarre.

Une fois celle-ci terminée, Jory est au sol dans un coin, un petit sourire aux lèvres, filmé en plongée, tel un animal blessé. Tunner, lui, toujours debout sur ses pieds, contre un mur, en contre-plongée.

Le chasseur et la proie.

Et là où l’on pourrait s’attendre à une haine et un sentiment de vengeance tenace de la part de l’inspecteur, celui-ci va finalement s’asseoir à côté du prisonnier et fumer ensemble une cigarette.

Les voilà au même niveau.

C’est qu’en réalité, les deux hommes ne sont pas si différents. Tous les deux sont habités de pulsions et de peurs (« Tu as peur d’avoir peur », dira la femme de l’inspecteur). Tous les deux sont déterminés.

Et ce qui les différencie des animaux et fait d’eux des être humains est le respect mutuel qu’ils se portent. Plusieurs fois dans le film, l’inspecteur insiste pour qu’il ne soit fait aucun mal à Jory, déclarant ici qu’il « a autant le droit de vivre que vous [le sheriff] et moi » et qu’il n’est pas question de « rejouer la bataille de Bull Run » (une des toute première bataille de la guerre de Sécession en juillet 1861).

L’inspecteur Tunner n’est donc pas un chasseur qui souhaite à tout prix la mort de sa proie (il n’est d’ailleurs même pas armé !), mais plutôt un homme déterminé à raisonner un autre homme. Mais pour faire enfin émerger cette humanité en lui, Jory va d’abord devoir retourner à l’état sauvage.

Après son évasion, qui le voit une fois encore émerger d’un tunnel noir, Tunner dira d’ailleurs : « « Tel l’animal blessé, il rentre chez lui. » Et le voilà donc à crapahuter dans les bayous, à ramper, à nager, se camoufler. Il poussera même une sorte de cri animal pour signaler son retour dans sa maison.

Cette thématique de l’homme-animal est également évoquée lors d’une séquence aussi inquiétante que fascinante qui voit l’inspecteur et son coéquipier passer la nuit autour d’un feu de camp, non loin d’un cimetière. Une étrange voix féminine résonne alors, appelant sans cesse le nom de « Raoul ». S’approchant de la voix, les deux hommes découvrent une vieille femme, sorte de sorcière capable de communiquer avec les esprits et de voir le futur. Et l’inspecteur de demander qui est ce fameux « Raoul » dont elle ne cesse de scander le nom : « Raoul être un oiseau maintenant. Avant, lui être un homme. Lui parti dans marécages. Lui mort. » Dans les bayous, même morts, les hommes sont donc des animaux.

C’est que les marécages sont porteurs de dangers et de mort, comme Tunner va en faire l’expérience après avoir eu la mauvaise idée de boire l’eau de la rivière. Tombé malade, l’inspecteur va vivre un épisode de fièvre délirante, donnant naissance à une séquence cauchemardesque remarquable. Tunner est dans un lit à barreaux au milieu d’un décor blanc inondé de fumée et la voix de Jory ne cesse de répéter son nom, comme le faisait la sorcière avec celui de Raoul. Jory apparaît dans le fond du cadre, l’inspecteur le rejoint, puis Jory disparaît et devient une ombre qui se démultiplie sur le mur blanc, pour ensuite réapparaitre près du lit et disparaître à nouveau. Avec trois fois rien (un lit, de la fumée et des ombres sur un mur),la séquence fonctionne très bien, particulièrement au niveau du travail sur la bande-son, à la fois inquiétante et inventive.

Joseph H. Lewis étant connu pour son utilisation du plan-séquence (dont un resté dans les anales du cinéma dans son génial Gun Crazy en 1950), il l’utilise encore une fois ici mais sans faire dans la maestria technique, tout simplement pour filmer une discussion entre Tunner et sa femme dans leur cuisine. Au lieu d’avoir recours à des plans larges entrecoupés de champ/contre-champ, le cinéaste filme ce dialogue de deux minutes en bougeant sa caméra d’avant en arrière, lui permettant d’avoir plusieurs échelles de plans et ainsi de garder un dynamisme et renforcer le caractère « réaliste » de la séquence.

Séquence qui n’est pas sans nous rappeler un dialogue filmé de la même façon dans un autre brillant long-métrage de Lewis que nous avons déjà chroniqué sur le site : Le calvaire de Julia Ross.

Alors, Tunner parviendra-t-il donc à libérer Jory de sa condition animale pour en faire enfin un homme ?