La flibustière des Antilles (Anne of the Indies) – Jacques Tourneur – 1951

La flibustière des Antilles (Anne of the Indies) – Jacques Tourneur – 1951

mars 7, 2021 0 Par Nicolas Ravain

Résumé :

L’équipage du navire pirate Sheba Queen, avec à sa tête le redoutable capitaine Anne Providence (Jean Peters), s’empare d’un navire anglais. Alors qu’ils jettent à la mer les derniers survivants, Anne décide de laisser la vie sauve à un prisonnier français nommé Pierre-François, lui même retenu prisonnier des anglais. Peu à peu, une idylle va naître entre eux, mais Pierre-François semble cacher un secret et n’est peut-être pas celui qu’il prétend être…

 

Analyse : 

Il est intéressant de découvrir ce film mettant pour la première fois en vedette une femme pirate à l’heure du mouvement #MeToo et des nombreuses revendications féministes qui agitent le milieu du cinéma depuis l’affaire Weinstein en 2017.

Comme nous le verrons ensuite, si le film est précurseur et fait un pas en avant dans ce sens en brossant le portrait d’une femme en position dominante dans un milieu masculin, il ne va malheureusement pas jusqu’au bout de sa démarche et reste in fine conservateur et réactionnaire dans sa conclusion. Mais n’oublions pas que nous sommes à l’aube des années 50, qui plus est à Hollywood, dans un film de studio…

Mais tout de même, il faut voir cette flibustière apparaître à l’écran en pantalon et chemise, bandana dans les cheveux, l’épée à la main, et tuer un homme d’un geste que l’on devine maîtrisé et précis, sans pitié aucune. Tourneur prend d’ailleurs soin de ne pas la filmer en plan rapproché tout de suite, si bien qu’on pourrait la prendre pour un homme de prime abord.

Il faut attendre la séquence suivante pour que le capitaine Providence nous dévoile vraiment qu’elle est une femme. Ainsi, après la bataille, blessée, elle va retirer son bandana, révélant une longue et belle chevelure noire, mais également retirer son gilet et entrouvrir sa chemise afin que son médecin puisse la soigner. Oui, il s’agit bien d’une femme, mais Tourneur n’érotise pas ce corps légèrement dénudé, n’en fait pas un objet de désir. Il n’y a pas de violons à cet instant-là, et la seule « musique » que l’on entend sont les cris des pirates qui se réjouissent de jeter les prisonniers à l’eau. Son médecin lui parle alors de sa beauté, elle lui répond de « garder ses fadaises pour les pleureuses. » D’ailleurs, au-delà de sa féminité, le médecin va même jusqu’à mettre en doute son humanité et sa capacité à ressentir des émotions. C’est bien le monde à l’envers, du moins dans un film hollywoodien des années 50 : un homme qui dit à une femme qu’il est normal de ressentir de la douleur ou de la pitié, et la femme de répondre qu’elle a choisi de ne pas montrer ces deux émotions.

Même si le film comporte son lot de recherche de trésors et d’abordages, la question centrale du film est donc celle de la place des femmes dans une société dominée par les hommes, et cela passe avant tout par le motif des vêtements. Vêtements qui définissent notre identité sexuelle (homme/femme), notre place dans la société (pirates/aristocrates), ou encore notre nationalité (les drapeaux).

Lors de la rencontre entre Anne et Pierre-François, il est intéressant de noter qu’il y a un jeu de miroir sur leur tenues qui découvrent la même partie de leur torse, le côté gauche précisément, comme par hasard celui du cœur. Ces deux-là sont assurément destinés à être liés par les sentiments.

Par la suite, lorsque l’équipage se partage le butin du navire qu’ils viennent de piller, Anne va choisir comme trophée une épée, un élément plutôt masculin à priori, tandis que Pierre-François va choisir une robe. A nouveau, les rôles sont inversés. Cette robe sera d’ailleurs un élément central du récit et de la thématique du film, qui ne cessera de passer d’un corps à un autre.

Anne, qui commence à tomber sous le charme de Pierre-François, va donc abandonner sa carapace, à savoir ses vêtements d’hommes, et enfiler ladite robe, en gardant tout de même son bandana dans les cheveux. Par ce geste, elle se reconnecte à sa part de féminité, mais sans réussir à abandonner complètement son identité de capitaine pirate féroce.

Il faudra donc que Pierre-François retire lui-même ce bandana, ultime rempart, pour pouvoir l’embrasser tout à fait en tant que femme. Mais bien vite, voici que vient lui rendre visite son ami Barbe-Noire, célèbre pirate, et Anne d’aller vite retrouver ses vêtements masculins : « Barbe Noire m’ôterait un œil s’il me voyait avec ce gréement ! ». Car certes, s’il est possible d’être une femme pirate, on ne peut en revanche être un pirate sans en avoir la tenue adéquate.

Intervient ensuite dans l’intrigue la véritable fiancée de Pierre-François (le bellâtre cache bien un secret en effet !), et les retrouvailles des deux amants fonctionnent encore sur un principe de migration des vêtements : cette fois-ci, c’est Pierre-François qui porte un bandana et une épée. Ici, les tenues sont « dans l’ordre », à l’image de la relation moralement acceptable aux yeux de la société des deux personnages.

Enfin, la dernière migration vestimentaire aura lieu lors de la confrontation entre les deux femmes ennemies. Anne, redevenue capitaine en chemise et pantalon, va forcer la fiancée de Pierre-François, qu’elle vient de kidnapper, à enfiler la fameuse robe jaune et tenter de la vendre comme esclave sur un marché.

« Voici une femme digne du plus noble d’entre vous. Une femme noble, de caractère, au tempérament de pursang arabe ! » Puis, effleurant la robe jaune : « Douce comme les soies de Chine ! ».

Quel sera donc le sort final réservé à la farouche Anne Providence, cette femme immergée dans un monde d’hommes en lutte intérieure avec ses sentiments ?

 

Conclusion : 

A travers tout un habile jeu sur la circulation des vêtements au sein de son film, Tourneur nous dit donc que ce que nous portons est le reflet de notre identité, de notre sexualité et de notre place au sein de la société. Le cinéaste n’oublie pas non plus de nous embarquer dans une grande aventure, traversée de grandes batailles navales et photographiée dans un beau Technicolor par Harry Jackson, avec lequel il travaillera sur son film suivant : le superbe Le Gaucho en 1952.

Enfin, notons que la célèbre franchise Pirates des Caraïbes s’apprête à revenir sous la forme d’un reboot avec un personnage féminin en tête d’affiche, et l’on peut donc être curieux de savoir ce que nous dira ce film sur la place des femmes au sein de la société plus de 70 ans après cet excellent Flibustière des Antilles.


Le film est édité en combo Blu-Ray + DVD par BQHL Editions, disponible ici.

La bande-annonce du film : 

 

LA FLIBUSTIERE DES ANTILLES (ANNE OF THE INDIES)

Réalisation : Jacques Tourneur

Scénario :   Philip Dunne, Arthur Caesar, d’après la nouvelle Anne of the Indies de Herbert Ravenel Sass

Photographie : Harry Jackson – Technicolor

Musique : Franz Waxman

Production : Twentieth Century-Fox

Durée : 81 minutes

Année : 1951

Pays : USA

Distribution :

Jean Peters : capitaine Anne Providence

Louis Jourdan : capitaine Pierre-François La Rochelle

Debra Paget : Molly La Rochelle

Thomas Gomez : Barbe-Noire