La chute d’un caïd (The Rise and Fall of Legs Diamond) – Budd Boetticher – 1960
Résumé :
L’histoire vraie de l’ascension fulgurante de Jack « Legs » Diamond, petit gangster qui se retrouva à la tête d’un immense trafic d’alcool durant la prohibition aux Etats-Unis.
Contexte :
Budd Boetticher est resté célèbre dans l’histoire du cinéma pour sa série de westerns mettant en scène Randolph Scott : Sept hommes à abattre, L’homme de l’Arizona, L’aventurier du Texas ou encore Comanche Station. Cette partie immergée de l’iceberg a tendance à cacher le reste de sa filmographie, composée de thrillers (les excellents Behind Locked Doors et Le tueur s’est évadé), de films d’aventures (le réjouissant La cité sous la mer dont nous parlions ici) ou même de drames tout à fait réussis.
Et si des films comme Scarface (Howard Hawks en 1932 et Brian DePalma en 1983), Le petit césar (Mervyn LeRoy-1931), L’ennemi public (William Wellman-1931) ou encore Les Fantastiques années 20 (1939) et L’enfer est à lui (1949) de Raoul Walsh sont restés dans les annales des films de gangsters, La chute d’un caïd est quant à lui malheureusement tombé dans l’oubli.
Il s’agit pourtant d’un superbe film, que Bertrand Tavernier qualifie carrément de chef-d’œuvre dans son ouvrage 50 ans de cinéma américain, l’un des derniers mis en scène par le cinéaste alors en fin de carrière. Boetticher ne signera plus qu’un seul long-métrage de fiction après ça, un western intitulé Qui tire le premier ? (A time for Dying) en 1969, qui sera également le dernier film de l’acteur-soldat Audie Murphy.
A savoir qu’il est également l’auteur de la première version du scénario de Sierra torride (Two Mules for Sister Sara), qui sera finalement réalisé par Don Siegel en 1970 avec Clint Eastwood.
Le film est distribué par la Warner et produit par Milton Sperling, ancien secrétaire de Darryl F. Zanuck et membre fondateur de la Writers Guild of America. Sperling officie dans les années 40 avec de superbes films comme Qui perd gagne de Rouben Mamoulian, Cape et poignard de Fritz Lang ou encore La vallée de la peur de Raoul Walsh, puis dans les années 50 et 60 avec des cinéastes comme Robert Wise, Joseph H. Lewis, Otto Preminger et Samuel Fuller.
A l’origine, le script est confié à Phil Yordan, un scénariste de renom que Boetticher admire à l’époque et qui a signé La maison des étrangers de Mankiewicz, Histoire de détective de William Wyler, Johnny Guitare de Nicholas Ray ou encore L’homme de la plaine d’Anthony Mann. Boetticher raconte : « J’ai attendu [le script] pas mal de temps. A peine deux semaines avant le début du tournage, je reçois le scénario. C’était une merde sans nom. […] Je laissai donc son scénario en morceaux sur son bureau et je partis en claquant la porte. »1
C’est Joseph Landon (L’express du colonel Ryan, Rio Conchos) qui reprend alors le flambeau pour raconter cette histoire qui s’inspire donc de la vie de Jack Diamond, fils d’immigrés irlandais qui perd sa mère à seize ans, déserte l’armée en 1918 puis est recruté par la pègre New Yorkaise au sein de laquelle il gravit les échelons. Touché par balles à plusieurs reprises, il doit son surnom de « Legs » à ses talents de danseur et son statut de garde du corps (leg man). Il est finalement abattu de trois balles dans la tête le 18 décembre 1931.
Pour incarner cet « enfant de salaud, et probablement le pire individu qui ait jamais existé »2 selon les mots de Boetticher lui-même, c’est le comédien Ray Danton qui est choisi. Le comédien travaille principalement pour la télévision depuis le début des années 50, même si l’on a déjà pu le voir chez Jack Arnold (Faux Monnayeurs), George Sherman (Le grand chef) ou encore Gordon Douglas (Le géant du grand nord). Marié pendant de nombreuses années à l’actrice Julie Andrews, Ray Danton est parfait dans le rôle, avec sa voix très grave, profonde, son physique athlétique et surtout un petit sourire narquois qui ne le quitte presque jamais. C’est que le Jack, il prend la vie comme un jeu et un défi, manipuler les gens et les descendre à la mitraillette semble être facile et jouissif pour lui.
Pour incarner Alice Scott, la femme qu’il aime, ou plutôt la femme qui l’aime autant qu’elle le déteste et le craint, Boetticher fait appel une dernière fois à celle qui est alors sa compagne : Karen Steele. Ce film marquera d’ailleurs la fin de leur relation personnelle et professionnelle, après avoir travaillé ensemble sur Le vengeur agit au crépuscule (Decision at Sundown), Le courrier de l’or (Westbound) et La chevauchée de la vengeance (Ride Lonesome). Jouant ici une danseuse qui tombe sous le charme de cet homme élégant, qui ne peut s’empêcher de l’aimer malgré les mensonges et finira par devenir alcoolique, Boetticher explique à Bertrand Tavernier avoir « choisi Karen Steele parce qu’elle était très blonde et vous l’avez remarqué, tout dans ce film est noir ou blanc, mais pas seulement le noir et le blanc du bon et du méchant. »3
Enfin, on trouve aussi au casting un tout jeune Warren Oates, qui vient de se révéler dans l’étrange Propriété privée de Leslie Stevens. L’acteur joue ici le rôle du frère tuberculeux de Legs, un misérable voleur (« a cheap thieve ») qui connaîtra un destin tragique lui aussi. Deux ans plus tard, Warren Oates rencontrera Sam Peckinpah, puis ensuite Monte Hellman, deux cinéastes qui le feront tourner régulièrement et lui offriront certains de ses plus grands rôles.
Rythmé par la partition jazzy de Leonard Rosenman (A l’est d’Eden, La fureur de vivre, Le voyage fantastique, Barry Lyndon ou encore Robocop 2), La chute d’un caïd bénéficie également du talent de l’immense directeur de la photographie Lucien Ballard. Les deux hommes travaillent ensemble pour la première fois sur Le brave et la belle (The Magnificent Matador) en 1955 et collaboreront ensuite sur huit autres films, dont un documentaire sur la corrida sorti en 1972 et intitulé Arruza.
ANALYSE :
Alors qu’il passe des mois à faire des recherches sur le véritable Jack Diamond, Boetticher se rend compte qu’il méprise profondément le personnage et qu’il n’a tout simplement pas envie de réaliser ce film : « J’avais vu des tas de fois des films comme Scarface, et je sentais que le public ne supporterait pas de voir encore une nouvelle fois ces tueries, ces rafales de mitraillette. Aussi, je décidai d’en faire une comédie […] Je veux dire qu’à l’intérieur d’un cadre sérieux j’adoptai un style, un ton de comédie, traitant les scènes tragiques de manières assez drôle, avec des gags. »4
Avec son « opérateur préféré »5 Lucien Ballard, ils regardent alors des films des années 20 et 30 et décident de supprimer les effets de caméras superflus, évitent de « placer des objets et des personnages au premier plan pour mettre en valeur la profondeur de champ »6 et reviennent à des techniques d’éclairages plats.
Ce parti-pris esthétique se ressent dès la scène d’introduction, qui est quasiment muette. Tout passe par le regard, le montage et le son. Alors qu’ils semblent débarquer à New-York, Jack et son frère assistent à un hold-up raté qui se termine en bain de sang. Aucunement troublé par le cadavre sur le trottoir, Jack examine les lieux, analyse l’environnement, pour conclure par la première réplique du film : « Il n’a pas réfléchi. »
C’est que Jack est à l’opposé du personnage de James Cagney dans L’ennemi public ou L’enfer est à lui, par exemple. Pas de pulsions, de violence bouillonnante. Jack est méthodique. Calme. Froid. Calculateur. Il n’y a pas de place pour le hasard dans sa vie. Il est en cela un personnage typique du cinéma de Boetticher, dans lequel « les notions de fatalité et de hasard en sont presque éliminées. Seuls comptent l’intelligence, la science du bluff, l’art d’aiguiller l’adversaire sur une fausse piste. »7 comme l’écrit justement Tavernier.
Et Boetticher de dire lui-même qu’il « n’aime pas réaliser un film où les personnages ne sont pas maîtres de leur destin. »8
Donc, si Jack fait la rencontre d’une danseuse dans la séquence suivante, ce n’est pas vraiment par goût pour la danse ou la gente féminine, mais bien parce qu’il a une idée derrière la tête, un plan déjà établi : utiliser la naïve Alice comme alibi afin de dérober le bijou du hold-up raté. Séquence brillante, dans laquelle Jack se faufile, escalade, saute et grimpe, tel un félin. Encore une fois, tout passe par l’image et le son, avec une science du montage et du découpage parfaitement maitrisée.
Si Boetticher souhaite éliminer tous les mouvements de caméra superflus, il opte pourtant pour un plan-séquence, figure assez inhabituelle chez le cinéaste, qui suit longuement Jack et Alice dans la rue. Mais il n’y a là rien de tapageur ou de m’as-tu vu, seulement la volonté de traduire l’état d’esprit d’Alice qui est sous le charme de cet homme sûr de lui, comme dépassée par ses sentiments.
Content de son larcin et de son plan bien préparé, Jack affirme à son frère : « Je n’irais pas en prison. Je n’irais jamais en prison. ». Fondu enchainé des plus efficace et abrupte : le voilà en prison ! Jack va supplier Alice de l’aider à sortir en lui trouvant un travail, mais elle refuse de se faire encore manipuler. Jack éclate alors en sanglots. Encore un sacré numéro de manipulateur, ou est-il sincère cette fois-ci ? Serait-il humain, finalement ?
Bien sûr que non.
Voyons !
Une fois sorti, Jack reprend là où il en était. Cette fois-ci, plus question de prendre de risques pour un simple bijou. Plus de combines foireuses. Jack veut faire ça bien. Intégrer la pègre. Gravir les échelons. Etre calife à la place du calife.
Et le calife, pour l’instant, s’appelle Arnold Rothstein. Criminel et homme d’affaires américain, considéré comme le père du crime organisé moderne, Rothstein a lancé la « carrière » de Charlie « Lucky » Luciano et Meyer Lansky avant d’être assassiné en novembre 1928.
Interprété ici par Robert Lowery, que l’on a pu voir notamment chez John Ford dans Patrouille en mer, Sur la piste des Mowhawks ou encore Vers sa destinée, Rothstein est l’homme qu’il faut approcher à tout prix afin de mieux le détrousser. Car Rothstein n’est pas un petit voleur de bijoux, avec lui il est question de millions de dollars. Comment y parvenir ? En devenant son garde du corps, son « leg man ».
Voilà la nouvelle cible de Jack.
Mais avant d’atteindre le sommet, il faut gravir les échelons, et Jack sera d’abord le garde du corps d’un associé de Rothstein, « Fats » Walsh, interprété par Judson Pratt, sorte de Joe Pesci des Affranchis et du Casino de Scorsese avant l’heure : petit, grande gueule, même rire aigu et irritant, avec son cigare plus grand que son visage. Lui qui dira à Jack « You kill me ! », au sens « tu me tues de rire ! », juste avant d’être abattu à la mitraillette. Et Jack de prendre ses premières balles lui aussi.
En bon élève, Jack va donc apprendre à tirer et descendre à son tour les meurtriers de Walsh. Pour marquer des points. Faire bonne impression. Et pour continuer son ascension, il lui faut également se rapprocher de la compagne de Rothstein, Marion Drake, qui joue un double-jeu. Il va ainsi réussir à prendre le pouvoir à coups de mitraillettes, toujours en souriant, et être à la tête d’un empire de contrebande d’alcool.
Pour signifier que Jack et Alice (devenue alcoolique) sont partis en Europe prendre du bon temps, le scénario a la bonne idée de les mettre en scène dans des salles de cinémas de France, d’Italie ou encore d’Allemagne. Si Jack ne semble au départ pas vraiment ravi, il change d’avis et devient très intéressé par les actualités projetées dans les salles parlant de la Prohibition aux USA. Il peut ainsi se tenir au courant de l’évolution de la situation dans son pays et agir en conséquence. L’occasion pour Boetticher d’insérer de véritables images d’archives en français, italien et allemand et d’ancrer son propos dans une certaine réalité de l’époque.
A son retour au bercail, Jack tente de reprendre sa place dans le trafic, mais les gangsters ont laissé la place à des sortes de banquiers en costumes. Les menaces et les armes n’ont plus d’effet. L’ascension (rise) est terminée. Place à la chute (fall). Traqué et abandonné, Jack devient enfin humain, presque attachant.
Mais il est trop tard.
Conclusion :
« Splendide évocation des années vingt et remarquable étude sur la volonté de puissance »9, mettant en scène un personnage difficile à aimer, qui n’a rien d’un bandit romantique comme c’est souvent le cas dans ce type de film, La chute d’un caïd est l’un des sommets de la filmographie de Boetticher.
Terminons par les mots du cinéaste lui-même, qui résument parfaitement le propos du long-métrage : « Tout ce qui est dans Legs Diamond, bon ou mauvais, est de moi. La seule leçon morale que contenait le film n’avait rien à voir avec « le crime ne paie pas ». C’était : « Vous pouvez vivre aussi longtemps que quelqu’un vous aime. »
Love you, Budd !
Le trailer original d’époque dans lequel Jack Diamond/Ray Danton s’adresse directement au spectateur, mitraillette à la main !
1-Amis Américains – Bertrand Tavernier – p.218
2-idem – p.217
3-idem – p.217
4-idem – p.217
5-idem
6-idem – p.218
7-50 ans de cinéma américain – Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon – p.310
8-Amis Américains – p.207