Trésors Retrouvés – Episode #3 : Impéria

Trésors Retrouvés – Episode #3 : Impéria

septembre 15, 2025 0 Par Nicolas Ravain

Voilà donc un autre « petit » trésor déniché dans le fameux « lot de Calais » en avril 2025 : un extrait du film à épisode Impéria, réalisé par Jean Durand en 1920.

Le terme « petit » n’est pas utilisé ici pour qualifier l’importance de cette trouvaille, mais fait plutôt référence à la longueur/durée concrète de cet extrait : 4 petites minutes sur les 12 chapitres qui composaient ce serial, ça ne fait pas lourd… Mais celui-ci étant considéré comme intégralement perdu, c’est toujours ça de pris !

1 – A la croisée des arts : le Ciné-Roman

Impéria est mis en scène par Jean Durand, un des pionniers du cinéma français qui commence sa carrière chez Pathé en 1908 avant de rejoindre les rangs de Gaumont pour laquelle il tourne toute une série de films comiques centrés sur les personnages d’Onésime, Calino, Serpentin ou encore Zigoto.

affiche publicitaire Onésime et Zigoto

affiche publicitaire Serpentin et Calino


Au scénario on retrouve le nom d’Arthur Bernède, romancier très prolifique, créateur de personnages devenus mythiques comme Belphégor, Judex, Vidocq ou encore Mandrin. Auteur dit « populaire », Bernède s’intéresse très tôt au cinéma qui lui permet de porter à l’écran les aventures de ses personnages, le premier étant Judex par Louis Feuillade en 1916, participant alors à l’essor du « film à épisode », appelé parfois « ciné-roman ».

affiche publicitaire pour le serial L'homme aux 3 masques


Bernède s’associe d’ailleurs avec Renée Navarre (Fantômas dans le serial du même nom réalisé par Louise Feuillade) et un autre célèbre auteur « populaire » de l’époque, Gaston Leroux, pour fonder la Société des Cinéromans en 1919, spécialisée dans la production de films à épisodes. Le principe est le suivant : la sortie des épisodes sur les écrans doit coïncider avec leur publication dans différents journaux comme Le Petit Parisien, Le Journal ou L’Écho de Paris. Ce système fonctionnera très bien pendant plusieurs années, jusqu’à ce que la Société des Cinéromans soit peu à peu intégrée au groupe Pathé lors de l’avènement du parlant.

affiche publicitaire pour Impéria


Impéria
est la première production de la nouvelle société, et c’est donc sur ce modèle qu’est elle distribuée, sa parution dans Le Petit Parisien débutant non pas le 27 avril comme annoncé dans la coupure de presse ci-dessus, mais le 3 mai 1920, et ce jusqu’à la fin du mois de juillet.

coupure de presse du Petit Parisien


Quant à sa distribution cinématographique, sous l’égide de la société Ciné-Location-Eclipse, il est difficile d’établir des dates précises, mais celle-ci doit donc plus ou moins suivre le rythme de parution du feuilleton dans le quotidien. En revanche, nous avons pu établir la liste des titres des douze épisodes, ce qui n’avait jamais été fait jusqu’ici :

– épisode 1 : Le serment à la croix

– épisode 2 : La danse du diadème

– épisode 3 : D’énigme en mystère

– épisode 4 : Une tempête dans un cœur

– épisode 5 : Condamnée

– épisode 6 : La lumière dans la prison

– épisode 7 : Les exploits d’Herzélius

– épisode 8 : La revanche des Bohémiens

– épisode 9 : Le saut de l’écureuil

– épisode 10 : Le poison de la beauté

– épisode 11 : La justice de la sorcière

– épisode 12 : Par la douleur et par l’amour

Des cinéastes de renoms travailleront pour la Société des Cinéromans, tels Henri Fescourt, Germaine Dulac, Jean Epstein, Louis Mercanton et Marcel L’Herbier, et d’autres succès suivront Impéria comme Tue-la-Mort, Le sept de trèfle, Rouletabille chez les bohémiens, ou encore Fanfan-La-Tulipe et Belphégor.

coupure de presse du serial Tue La mort


Mais
Impéria, c’est quoi, alors ? Pour s’en faire une idée, voici les premières lignes du roman d’Arthur Bernède : « Le duc de Corannes a épousé la douce Miarka, fille du prince Mikaël Gernovitz, dernier descendant des vieux rois de Bohème. Le prince, épris des beautés de la nature, voyage sans cesse en caravane somptueuse.

Après un an de bonheur sans mélange, Miarka apprend par Militza, sœur du prince Mikaël, sorte de sorcière, que le duc de Corannes, ensorcelé par une femme aussi étrange que belle, et connue sous le nom d’Impéria, vient d’abandonner son foyer pour toujours. »

Impéria est donc le nom du protagoniste principal, interprété par Jacqueline Forzane, comédienne assez obscure s’il en est. Avec à peine dix crédits à son actif (dont le premier est une version italienne d’Adrienne Lecouvreur en 1919!), Jacqueline Forzane est à l’origine « une vedette de la vie parisienne […] dont le dessinateur Sem avait popularisé la silhouette dans maints illustrés »1. Décrite comme « belle, d’une beauté grave, un peu sombre, facilement douloureuse »2, l’actrice est donc choisie pour incarner ce personnage « d’une femme merveilleusement belle, laquelle provoque […] les plus violentes passions, tout en restant souveraine maîtresse d’elle-même. »3

coupure de presse sur Jacqueline Forzane dans Impéria


Elle tournera ensuite dans un autre film à épisodes à succès intitulé La Pocharde, d’après le roman de Jules Mary, et dans une adaptation du roman d’Émile Zola Nana en 1926 (deuxième réalisation de Jean Renoir), sans jamais devenir la « reine de l’écran » espérée, sa carrière cinématographique prenant fin en 1928.

Deux autres noms obscurs apparaissent au générique d’Impéria : celui de Jacqueline Arly et celui de Doudjam. La première, « si mauvaise dans Impéria »4, n’apparaît au générique que dans sept productions entre 1919 et 1923, année où elle disparaît des écrans. La cause ? « La Vogue », selon Raphaël Bernard : « – ‘Tiens, comme c’est drôle, me disait dernièrement un de mes amis, comment cela se fait-il que l’on ne parle plus de Viola Dana, Henry Bosc, Bert Lytell, Mary Allison, Théda bara, Antonio Moreno, Alice Joyce, Jacqueline Arly, Catherine Calvert, Gladys Brockwell, Vivian Martin, etc ?’ Cette juste remarque est la manifestation la plus démonstrative d’une force dangereuse qui, malheureusement, a déjà fait tourner… bien des têtes ! J’ai nommé La Vogue ! La voilà bien cette puissance redoutable pour l’artiste ! La Vogue ! […] Mais en somme qu’est-ce que la vogue ? Certains vous répondront que c’est la faveur du public, l’enjouement des spectateurs pour tel ou tel artiste ; est-ce bien vrai ? […] Dans la plupart des petites villes de province, les salles de cinéma ne donnent des représentations que le samedi soir, et le dimanche matinée et soirée. On concevra donc aisément l’effort que doit produire un artiste cinégraphique pour ‘s’attacher un public’. Le spectateur est souvent très enthousiaste lors de la projection du film, mais cette admiration dure… ce que durent les roses : l’espace d’un matin ! »5

coupure de presse sur Jacqueline Arly


Pour ce qui est de Doudjam, qui interprète le rôle de Miarka et qui est au centre de l’extrait retrouvé, elle n’a à son actif que trois crédit
s : Impéria donc, qui est sa première apparition à l’écran, Le chemin d’Ernoa réalisé par Louis Delluc en 1921 et La loupiote, sur un scénario écrit à quatre mains par Arthur Bernède et Aristide Bruant en 1922.

Née à Tunis, sœur de lait du bey de la ville (d’où son appellation de Princesse), « d’un beau type oriental, au masque étrange et vivant »6, Doudjam fait visiblement forte impression dans son premier rôle, aussitôt qualifiée de « révélation cinématographique »7 dans la presse. Après avoir manqué de se noyer dans la Seine lors du tournage de La loupiote, elle disparaît elle aussi des écrans, aussi rapidement qu’elle y était apparue.

Encore un coup signé « La Vogue » ?

coupure de presse sur Doudjam


Dernière figure à évoquer côté casting, et pas des moindres : la présence au générique, et dans cet extrait, de Berthe Dagmar. Épouse et collaboratrice du réalisateur Jean Durand, membre de sa troupe des Pouittes, aux côtés de Gaston Modot, Joë Hamman, Mégé, Bataille, Léon Pollos ou encore Edouard Grisolet, Berthe Dagmar est célèbre durant les années 10 et 20, pendant lesquelles elle tourne d’innombrables comédies et westerns à la française.

coupure de presse sur Berthe Dagmar


Interprète expressive, elle incarne souvent des figures féminines fortes, parfois mystérieuses, parfois comiques, dans des productions mêlant fantaisie et audace. Dans Impéria, elle joue donc en toute logique le rôle de la bohémienne et « sorte de sorcière » Militza, comme on peut le voir dans l’extrait retrouvé dans lequel elle administre un « breuvage » mystérieux à Miarka pour lui donner « un doux rêve ».

Dans son portrait établi par Aurore Spiers sur le site Women Film Pioneer Project, il est écrit que Dagmar « likely appeared in Durand’s serial Imperia, whose twelve episodes are now considered lost »8. Grâce à la réapparition de cet extrait, on peut maintenant se passer du terme « likely » et l’affirmer avec conviction.

2 – Sensationnel ou interminable ?

Lorsque sort Impéria sur les écrans français au cours du mois de mai 1920, la mode du film à épisodes, ou serial, est déjà installée depuis plusieurs années. On pense bien sûr au spécialiste et pionnier du genre, Louis Feuillade, de Fantômas dès 1913 jusque Barrabas en 1919, en passant par Les Vampires (1915-1916), Judex (1916) et Tih Minh (1918). Né en Europe, le serial trouve immédiatement un écho aux USA qui s’en fait une spécialité. Rapidement, tous les studios, du plus petit au plus grand, se lancent dans la production de ces films à épisodes qui, grâce aux principe du cliffhanger, permettent de fidéliser les spectateurs et de les faire revenir toutes les semaines dans les salles obscures pour découvrir la suite des aventures rocambolesques de leurs personnages favoris. Kathlyn, Pauline, Elaine, Helen, Beatrice, Myra, Dolly, Lucille, Ruth, Gloria et j’en passe, le serial fait d’ailleurs la part belle aux personnages féminins en tête d’affiche, sa représentante la plus célèbre étant Pearl White et le mythique The Perils of Pauline produit par la branche américaine de Pathé en 1914.

coupure de presse sur Pearl White


La recette est presque toujours la même : prenez un héros ou une héroïne centrale, faites lui affronter des antagonistes puissants et mystérieux, des périls et rebondissements en tous genres (enlèvements, meurtres, poursuites, trahisons, secrets…) le tout dans des décors variés et spectaculaires.

Tourné dans les studios de la Victorine à Nice, Impéria ne déroge pas à la règle, comme le remarque la presse de l’époque : « En somme, c’est le roman-feuilleton en plein : revolver, poison, attentats mystérieux, protections occultes qui s’expliqueront au dernier épisode, dans douze semaines. »9 Mais cette formule est à double-tranchant : certains louent un « film sensationnel », « angoissant et captivant », tourné dans « les coins les plus jolis, les sites les plus pittoresques » et dont les péripéties « s’enchaînent bien [et] sont multiples et variées »10 ; tandis que d’autres se demandent « pendant combien de temps [les spectateurs seront] condamnés à avaler ces invraisemblables et interminables histoires soi-disant populaires et que le peuple goûte moins que leurs auteurs se l’imaginent ? »11

C’est que, entre 1914 et 1920, outre les productions nationales, la France distribue en masse sur son territoire des serials américains (The Perils of Pauline, The Exploits of Elaine, The New Exploits of Elaine, The Mysteries of Myra, The Shielding Shadow, The Mystery of 13, The Lightning Raider…) et, lorsque l’on constate que, sur cette même page du Journal du Ciné-Club, Henriette Janne évoque le 7ème épisode du Trésor de Keriolet, le 10ème épisode de Barrabas, le 11ème épisode de Houdini ainsi que le 10ème épisode du Gant Rouge, on comprend mieux la lassitude et l’agacement évoquée par la critique à l’encontre du film de Jean Durand.

coupure de presse


Malgré cela, Impéria rencontre visiblement un certain succès (« l’accueil fait aux premiers épisodes d’Impéria ne fut-il pas des plus chaleureux […] ? »12) et permet à la Société des Cinéromans de Navarre, Bernède et Leroux de prospérer et de produire de nombreux autres film à épisodes durant plusieurs années.

3 – Une tempête dans un cœur

Maintenant que nous savons (presque) tout sur Impéria, qu’en est-il de la copie retrouvée à Calais ?

Celle-ci mesure donc environ 80 mètres, pour une durée de 3 minutes et 54 secondes et est entièrement teintée (bleu, jaune et rouge). Comme pour Adrienne Lecouvreur, il s’agit d’une copie bilingue, mais cette fois-ci avec des intertitres en français et en allemand. Ceux-ci ont la particularité non pas de se succéder dans chaque langue, comme c’était le cas pour le film avec Sarah Bernhardt, mais d’être présentés sur le même carton, divisés en deux de façon verticale ou horizontale.

On peut donc supposer que cette copie était destinée à l’exploitation en Alsace et en Lorraine, ces deux régions ayant une frontière avec l’Allemagne et un fort taux de bilinguisme français/allemand.

photogramme de la copie 35mm


On peut également remarquer que chaque intertitre comporte un code : 18 b. 1. ; 19 b.1. ; 20 b. 1. ; etc. Les premiers nombres correspondent probablement au numéro du carton dans la séquence, mais pour ce qui est du reste, cela reste difficile à déterminer : « b.1 » fait-il référence au numéro de la bobine, à savoir ici la première, ou au fait qu’il s’agisse d’une copie « bilingue » ?

En tous les cas, une chose est sûre : dans cet extrait, il manque un carton (et donc possiblement certains plans). En effet, si les codes vont de « 18 b. 1. » à « 28 b. 1. », le code « 19 b. 1. » manque malheureusement à l’appel.

Afin de savoir de quel épisode du « ciné-roman » proviennent ces quelques images, nous nous sommes référés au texte d’Arthur Bernède paru dans Le Petit Parisien, et il nous semble que cet extrait tiré du quatrième épisode intitulé Une tempête dans un cœur correspond plutôt bien aux images retrouvées :

« Depuis de longs jours, Miarka, toute à sa douleur, n’avait pas quitté sa tente.

C’est en vain que son père et son frère s’étaient efforcés de l’arracher à la torpeur qui l’accablait.

Elle restait là, des heures entières, étendue sur un divan, perdue dans ses pensées mystérieuses dont elle ne voulait dire le secret à personne.

[…]

Rêveuse, comme toutes les Orientales, elle laissait son imagination courir à travers les chimères… se complaisant en des songeries qui l’emportaient vers des pays inconnus qu’elle se découvrait à elle-même, dans l’exagération lyrique de son imagination peuplée de mirages. »13

coupure de presse du roman Impéria


Voilà pour ce qui est des mots.

A présent, place aux images !

Rendez-vous sur ma chaîne TouTube pour (re)découvrir Berthe Dagmar et la Princesse Doudjam dans Impéria.


1 – Histoire encyclopédique du Cinéma – Tome I – Le Cinéma Français 1895-1929 – René Jeanne & Charles Ford – Robert Laffont – 1947 – p.470

2 – Le courrier cinématographique – 30 avril 1921

3– Les chefs-d’œuvre du cinéma – Impéria – Editions du Livre National

4 – Le journal du Ciné-Club – 15 octobre 1920 – p.11

5 – Le courrier Cinématographique – 21 avril 1923 p.9

6 – Le courrier Cinématographique – 3 avril 1920 – p.28

7 – Le courrier Cinématographique – 3 avril 1920 – p.28

8– https://wfpp.columbia.edu/pioneer/berthe-dagmar/

9 – Le courrier Cinématographique – 3 avril 1920 – p.28

10 – Le courrier Cinématographique – 3 avril 1920 – p.28

11 – Le journal du Ciné-Club – 7 mai 1920 – p.12

12 – Le courrier cinématographique – 3 avril 1920 – p.28

13 Impéria (Roman-Ciné inédit) Quatrième épisode – Tempête dans un coeur ! – chapitre V : Au Rocher de la Vierge in Le Petit Parisien du 2 juin 1920 – p.2