L’Histoire du cinéma n’a duré que 4 ans
Autour de trois court-métrages : The Lonely Villa (D. W. Griffith – 1909), An Unseen Enemy (D. W. Griffith – 1912), Suspense (Lois Weber et Phillips Smalley – 1913)
Dans son ouvrage de référence sur le cinéma muet américain La parade est passée…, l’historien du cinéma Kevin Brownlow écrit : « Il n’y a pratiquement aucune technique photographique qui ne provienne pas de la période muette. Les écrans larges, les films en trois dimensions, le Technicolor, la caméra mobile, le travelling, les mouvements de caméra à la grue, les transparences, les caches mobiles, le Cinérama, ils ont tous fait leur apparition avant la fin des années 1920. Même le zoom avait déjà été développé à cette époque. »1
Si cela ne fait aucun doute, nous irons pour notre part plus loin en émettant l’hypothèse qu’au-delà de l’aspect technique, c’est toute la grammaire cinématographique qui est contenue dans trois courts-métrages réalisés dans un très court laps de temps entre 1909 et 1913.
Disons donc que toute l’Histoire esthétique du cinéma est résumée en à peine quatre ans dans The Lonely Villa (D.W. Griffith – 1909), An Unseen Enemy (D.W. Griffith – 1912) et Suspense (Lois Weber/Phillips Smalley – 1913), trois films construits sur une même idée scénaristique mais dont la mise en image traduit les évolutions et les innovations du langage cinématographique encore naissant. Montage alterné, gros plan, plongée, plan subjectif et même split-screen, ces trois films n’ont certes rien inventé de tout cela mais il est étonnant de constater que l’on retrouve toutes ces figures sur un même synopsis, de façon graduelle.
Mais prenons les choses dans l’ordre.
Soit, tout d’abord The Lonely Villa, que Griffith tourne en avril 1909 dans le New Jersey pour le compte de la Biograph Company.
D’une durée d’environ 12 à 13 minutes, le film est écrit par Mack Sennett, alors acteur et scénariste pour la compagnie depuis un an et qui deviendra par la suite l’un des producteur et réalisateur les plus importants du cinéma muet. Surnommé plus tard le « King of Comedy », Sennett va révéler des comédiens burlesques comme Charlie Chaplin, Roscoe « Fatty » Arbuckle ou encore Harry Langdon, mais le script de The Lonely Villa qu’il écrit pour Griffith n’a absolument rien de drôle, bien au contraire. Basé sur une idée que Griffith porte en lui depuis longtemps (et qu’il réutilisera à plusieurs reprises), le film raconte l’histoire d’un groupe de criminels qui prend d’assaut une maison, menaçant une femme et ses deux filles (dont l’une est la toute jeune Mary Pickford, qui tient là son premier rôle à l’écran) réfugiées dans une des pièces. Particulièrement angoissant, le film est qualifié dans la presse de l’époque « d’intensément passionnant, captivant le spectateur du début à la fin. »2
La tension du film repose essentiellement sur le montage parallèle, qui alterne ici les séquences d’agression dans la maison et celles qui voient le maître de maison, prévenu par un coup de téléphone, se dépêcher de revenir à toute vitesse pour empêcher qu’un drame ne survienne. Heureusement, à la fin, les gentils sont sains et saufs et les criminels arrêtés : « Toute la salle était dans un état d’intense excitation durant la projection. Pas étonnant, car il s’agit d’un film dramatique sans effusion de sang parmi les plus adroitement réalisé que nous n’ayons jamais vu. Dès la première image, tout n’est que suspense. Effectivement, lorsque nous avons vu le film sur la Quatorzième Rue, toute la salle s’est littéralement levée devant cette histoire, racontée de manière si précise, efficace et convaincante. »3
Si le film comporte un panoramique, une légère contre-plongée et des jeux sur la profondeur de champ, il est en revanche composé exclusivement de plans larges, plans qui de plus n’adoptent pour chaque décor qu’un seul point de vue.
The Lonely Villa est bien un objet de cinéma, utilisant le cadrage, le montage, le mouvement, mais on sent encore le poids du théâtre sur sa grammaire, le film fonctionnant par plans-tableaux et la caméra épousant le point de vue d’un spectateur immobile qui regarderait les événements depuis un seul endroit.
Trois ans plus tard, Griffith tourne en 1912 un quasi remake de The Lonely Villa, écrit cette fois-ci par Edward Acker, et intitulé An Unseen Enemy. L’argument est le même, à peu de choses près : deux malfrats tentent de dérober l’argent du coffre d’une maison tandis que deux jeunes sœurs (Dorothy et Lillian Gish, qui font ici leurs débuts à l’écran) sont enfermées dans la pièce voisine et tentent d’appeler du secours par téléphone.
Rien de bien nouveau sous le soleil, donc. Mais c’est la réalisation de Griffith qui va, elle, faire un bond en avant et proposer de nouvelles formes pour raconter cette histoire. Lors de la ressortie du film en 1915, la presse ne s’y trompait pas en écrivant qu’il s’agissait d’un « excellent exemple de la capacité d’un réalisateur compétent à prendre une histoire, aussi simple soit-elle, et à en tirer un film qui possède un étrange pouvoir sur le public, qui capte son attention. »4
D’où vient donc cet étrange pouvoir ? Les réponses sont simples, du moins le sont-elles aujourd’hui : plans serrés, gros plans, travelling.
L’évolution de la réalisation de Griffith se voit dès le premier plan du film : dans The Lonely Villa, nous avions un plan large, qui permettait de situer l’action dans sa globalité et sa temporalité, tandis que celui qui ouvre An Unseen Enemy est un plan plus serré des sœurs Gish, ne nous permettant pas de nous situer dans l’espace et le temps.
Un petit détail, juste une question d’échelle, et c’est pourtant toute l’approche du cinéma qui en est chamboulée. C’est cette notion d’échelle, de valeurs de plans, qui va être au cœur du film. Condamnées à être enfermées dans une pièce, les deux protagonistes féminines ne vont plus seulement être cadrées en pied, avec l’ensemble du décor autour d’elle, mais de façon plus ou moins rapprochée, avec des raccords dans l’axe, et sous différents angles.
Griffith abandonne ainsi la mise en scène théâtrale du plan-tableau à point de vue unique et monte un cran au-dessus dans les possibilités esthétiques offertes par le cinéma. Si la presse de l’époque ne savait pas encore nommer avec précision les raisons de cet « étrange pouvoir », elle en était pourtant consciente, comme on peut le lire ici : « La qualité principale des films de la Biograph est l’atmosphère d’individualité qui entoure chaque personnage, le ou la rendant distinct de tous les autres. »5
Effectivement, que peut-on faire de mieux pour créer une individualité qu’un plan serré qui, par sa nature même, isole un personnage d’un autre, et du décor lui-même ?
Griffith va pousser l’idée encore plus loin en proposant non pas un plan serré, mais un gros plan, voire même un très gros plan. Resté célèbre, ce plan à l’étrange pouvoir toujours aussi efficace aujourd’hui voit le canon d’un revolver émerger lentement d’un trou.
Cette arme devient alors, l’espace d’un instant, le monde entier. Il n’y a plus qu’elle qui existe. Un détail qui devient un tout. Son aspect menaçant est total, écrasant, et le plan illustre parfaitement l’idée du cinéaste Sergueï Eisenstein selon laquelle « les lois de la perspective cinématographique sont telles qu’un cafard filmé en gros plan paraît sur l’écran cent fois plus redoutable qu’une centaine d’éléphants pris en plan d’ensemble ». 6
Kevin Brownlow écrit également ceci à propos de la notion de montage : « Les scènes n’étaient plus filmées d’une unique position fixe et en une seule prise. Elles étaient découpées selon une structure qui allait devenir la grammaire de base du cinéma suivant trois types de plans : général, moyen et gros. Pendant un temps, vers 1914-1915, l’application de cette grammaire était généralisée mais sans syntaxe élaborée. Le plan général était suivi d’un plan moyen, qui était suivi d’un gros plan. Les volontés de modifier cette logique narrative pour renforcer un effet étaient encore très rares. »7
Rappelons-le, An Unseen Enemy date de 1912, et la « grammaire de base » est déjà là. De plus, Griffith a déjà la volonté de « modifier cette logique narrative », étant donné que le gros plan du revolver ne vient pas après un plan large de la porte, puis un plan plus serré, mais juste après un carton d’intertitres. Durant un bref instant, nous ne savons pas exactement ce que nous voyons, et le sens de l’image se révèle au fur et à mesure que le canon émerge doucement du trou. Nous ne sommes donc pas étonnés de lire dans la presse de l’époque que « la photographie [comprendre le cadrage, N.d.A] de nombreuses séquences ne respecte pas les normes. »8
Il y a donc bien un bond de géant qui a été fait depuis The Lonely Villa, le cinéma ayant acquis sa grammaire de base et s’étant même amusé à en malmener les règles. Il est passé du stade enfantin, pour ne pas dire primitif, à celui d’adolescent un peu rebelle.
Cette adolescence sera de (très) courte durée, à peine un an, lorsque Lois Weber et Phillips Smalley mettent en boîte en 1913 un court-métrage intitulé Suspense, et qui fera basculer le 7ème Art dans l’âge adulte.
Le film est produit par la Rex Motion Picture Company, une société créée par Edwin S. Porter, Joseph Engel et William Swanson en 1910 et qui vient d’être incorporée à Universal Pictures en juin 1912. Lois Weber et son mari de l’époque Phillips Smalley réalisent, écrivent et jouent ensemble dans des films d’une ou deux bobines depuis 1911 et Suspense est leur 13ème réalisation en commun. Lois Weber écrit le scénario d’après la pièce Au téléphone d’André de Lorde (surnommé le « Prince de la Terreur » dans les années 20) et interprète le rôle principal. Une fois encore, l’argument scénaristique est quasiment le même que pour The Lonely Villa et An Unseen Enemy : après avoir été abandonnée par la servante dans une maison isolée, une femme et son nourrisson doivent faire face à l’intrusion d’un rôdeur, la jeune mère appelant au téléphone son mari pour lui venir en aide.
Tout d’abord, le titre du film est révélateur de la démarche cinématographique mise en œuvre par Weber et Smalley sur ce film : il ne s’agit plus d’un titre narratif, comme pour les deux versions précédentes de Griffith (La villa isolée, L’ennemi invisible), mais d’un unique mot conceptuel. Il s’agit alors pour le couple de ne plus seulement raconter une histoire mais d’illustrer par divers moyens cette idée du suspense, à savoir le « moment d’un film, d’une oeuvre littéraire où l’action tient le spectateur, l’auditeur ou le lecteur dans l’attente de ce qui va se produire », selon la définition du Larousse. De ce fait, le film devient un exercice de style, utilisant des plans subjectifs, un cache en forme de serrure, des plans en plongée, des travellings et même des split-screen. Certes, Weber et Smalley n’ont inventé aucune de ces figures stylistiques, mais c’est leur accumulation en si peu de temps – le film ne dure que dix minutes – qui fait de Suspense un film résolument moderne, « où les processus formels deviennent manifestes, se désignent eux-mêmes comme tels, à l’opposé de la transparence réaliste de la forme. »9
Absents de The Lonely Villa et An Unseen Enemy, les plans subjectifs utilisés dans Suspense ne se contentent pas d’épouser le point de vue de différents personnages (la servante, la mère) mais sont en plus mélangés à d’autres techniques et notions, ici un cache en forme de serrure, là une plongée totale à 180° sur un personnage dont le visage est en plus dans « le mauvais sens » du cadre. Dans les deux films de Griffith, les plongées utilisées étaient très légères, comme la vision d’un spectateur se hissant sur la pointe des pieds. Dans Suspense, hormis celle à 180°, on retrouve une autre plongée qui a la particularité de n’épouser le point de vue de personne si ce n’est celui des cinéastes eux-mêmes et de composer une image qui « bouche » le regard, qui en brouille la lisibilité, avec ces poutres en bois qui cachent le personnage avec intermittence.
Un autre plan, dont l’étrange pouvoir est lui aussi des plus puissant et troublant, se propose de procéder au passage du plan général au plan moyen jusqu’au gros plan sans utiliser le montage. Ainsi, le personnage du rôdeur s’avance lentement vers la caméra jusqu’à ce que son visage envahisse entièrement l’image, comme un écho au canon du revolver avançant doucement vers nous dans le film de Griffith.
Le dispositif même de ce plan suit cette idée de rendre manifeste le processus formel en lui-même, car en s’approchant ainsi de la caméra, le personnage la rend de plus en plus présente, à tel point qu’on se demande s’il ne va pas entrer en collision avec, la bousculer, sortant ainsi de la narration pour rejoindre la réalité du tournage. Ce rôdeur n’envahit plus seulement la maison de la jeune mère effrayée, il envahit les dimensions ; il est dans le film, il est hors du film, il est le film.
Le dernier dispositif de réalisation utilisé dans Suspense qu’il nous faut évoquer est l’utilisation à plusieurs reprises du split-screen, cet effet qui consiste à diviser l’écran en plusieurs parties où chacune de ces parties présente des images différentes. Là encore, Weber et Smalley n’ont rien inventé, le split-screen existant quasiment depuis la naissance du cinéma, sa première apparition datant de 1901 dans le film Histoire d’un crime de Ferdinand Zecca. Mais ceux que mettent en place les deux cinéastes dans Suspense, lors des séquences où la jeune mère appelle son mari au téléphone, ont la particularité d’être découpés en zones triangulaires.
Si Griffith utilisait avec brio le montage alterné lors de ces séquences téléphoniques, Weber et Smalley nous permettent de suivre en même temps les actions de trois personnages différents se situant dans trois endroits différents. Mais ces écrans partagés, qui sont restés célèbres, sont finalement peut-être moins intéressants que ceux que mettent en place Weber et Smalley lors des séquences de courses poursuites en voiture. En effet, alors que la caméra est embarquée dans la voiture, le cadre nous permet de voir en même temps ce qu’il se passe devant et derrière le véhicule, par le biais du reflet dans le rétroviseur. En un seul plan, Weber et Smalley font l’économie d’un champ/contre-champ et multiplient les informations d’espace et d’échelle, le tout dans un cadre plutôt serré.
Rudement efficace.
On ne contredira pas Tom Gunning lorsqu’il déclarait qu’ « aucun film réalisé avant la Première Guerre Mondiale ne montre une meilleure maîtrise du style cinématographique que Suspense, surpassant même Griffith », comme on a pu le démontrer dans cette analyse. Et nous ne serons pas étonnés de savoir que le film de Weber et Smalley a été sélectionné en 2020 pour intégrer le National Film Registry de la Library of Congress pour son importance culturelle, historique et esthétique.
Rappelons qu’à peine quatre années se sont écoulées entre The Lonely Villa et ses plans-tableaux et Suspense et ses travellings en écrans partagés. Un bond de géant. Un développement extrêmement rapide, qui a vu le cinéma passer de l’enfance à l’adolescence, jusqu’à l’âge adulte, en racontant toujours la même histoire, celle de l’irruption d’une figure inconnue qu’il faut parvenir à maîtriser et à dompter, cette figure étant le cinéma lui-même.
1 La parade est passée…, Kevin Brownlow – p.364
2 Moving Picture World – vol.4 – n°23 – 5 juin 1909 – p.762
3 Moving Picture World, 19 juin 1909, vol.4, n°25, p.834
4 The Moving Picture World – 18 septembre 1915 p.2018
5 The Moving Picture World – 18 septembre 1915 p.2018
6 Au-delà des étoiles, Sergueï Eisenstein, p .112
7 La parade est passée…, Kevin Brownlow – p.460
8 The Moving Picture World – 21 septembre 1912 – p.1176
9 Le Cinéma moderne, Denis Lévy, conférence inaugurale prononcée le 29 mars 1993
Les trois films sont visibles sur Youtube :
THE LONELY VILLA :
AN UNSEEN ENEMY :
SUSPENSE :